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Fabienne Le Houérou
Eguilles, France - Française

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Le Film est un don de soi


La nécessité d’utiliser une caméra s’est manifestée dès le début de mes recherches lorsque je préparais une thèse en histoire contemporaine avec Pierre Milza sur le fascisme italien en Abyssinie. Depuis, l’utilisation de la caméra a été constante au sein de mes activités scientifiques (1996-2006). Je voudrais interroger ici cette nécessité et évoquer en quoi l’utilisation de l’audiovisuel a été au centre d’une certaine évolution méthodologique en renouvelant une certaine manière de traiter les sources pour écrire de l’histoire contemporaine. L’acte de prendre une caméra et de fabriquer des images animées s’est inséré dans un protocole d’enquête révélant la nature incontournable (insurmontable) du phénomène de don et de contre-don entre enquêteur et enquêtés. Le film comme don (ou « cadeau d’adieu » offert au réalisateur par les acteurs et inversement) s’est imposé de lui-même comme une forme de clôture, une fermeture temporaire du « terrain ». En passant d’un film à l’autre nous verrons ainsi comment jusqu’à présent tous les films tournés ont été des dons en temps offerts par les acteurs.
Plus que de cinéma historique, anthropologique, documentariste, ou documentaire-fiction, il est question de cinéma d’enquête. Des films qui naissent à partir d’une enquête et dont la diffusion consacre la fin même de cette investigation. L’existence du film confirme la séparation entre enquêtés et enquêteur et annonce la disparition de l’enquête.

LES ENSABLÉS

La caméra a été utilisée pour la première fois, en 1995, en filmant les «ensablés » (fascistes italiens arrivés en Éthiopie pendant la période coloniale) au terme d’un travail de thèse en histoire. La mise en image venait clore dix années de recherche sur « l’aventure fasciste en Éthiopie ». Le documentaire ne faisait pas parti d’un dispositif visant au collationnement de données (l’enquête scientifique était terminée depuis longtemps). L’intention filmante ne se rapportait pas à une « data collection » afin de fabriquer de l'archive orale sur ce groupe d’anciens colons ensablés en Abyssinie. La volonté de traduire visuellement cette histoire particulière répondait à la nécessité d’en souligner sa dimension théâtrale. Le destin tragique d’une épopée, triomphante au départ, marquée par la marche sur Addis Abeba de 1936 , et « lamentable » à l’arrivée puisqu’ elle se terminait par la défaite militaire de 1941. La narration d’une formidable déconfiture dont la trame reposait sur la progression du héros en victime.
Qu'est ce que les images de ces «ensablés » apportaient de plus à la science historique ?
Dans un premier temps, le drame traduisait la duperie politique du fascisme qui avait promis des terres nouvelles (l'Abyssinie) qui apporteraient la prospérité aux milliers de bras italiens qui allaient s'expatrier. L'extrême misère des «ensablés » qui survivaient à Addis-Abeba , dans les années 80, et le témoignage sur le processus de paupérisation de ces ouvriers, démontraient de manière arithmétiques cette duperie coloniale. Filmer cet ensablement c'était en quelque sorte témoigner sur les conséquences sociales d'un rêve politique et insister également sur les effets dévastateurs de ces illusions sur des destins individuels.
A cette époque, je bénéficiais d’une formation traditionnelle en histoire et ma culture anthropologique se limitait à des lectures élémentaires acquises aux langues’O. Cela revient à dire que je ne possédais pas les outils méthodologiques pour traiter de manière classique la souffrance des ensablés ainsi que leur agonie sociale, en tant que groupe largement représentatif du sous-prolétariat italien du Mezzogiorno. Le film me permettait de traiter de la « douleur » (« social pain ») sociale et individuelle des ensablés en m’apportant les multiples possibilités que les images ouvrent aux univers émotionnels des acteurs. Cette compréhension des ensablés et une malheureuse tendance à « à ne pas demeurer indifférente aux maux liés à l’exil» se traduisait sous forme d’empathie et les images ont été la solution pour gérer cette compassion. Un sentiment qui n’a pas lieu d’exister lorsque l’on tente d’écrire de l’Histoire, à fortiori lorsque la discipline défend une idée scientiste de sa mission. L’Histoire est un raisonnement rationnel sur des événements que l’on tente de découper en fonction d’une réflexion sur la durée. Mais l’histoire est également un récit qui obéit aux principes de la narration romanesque. Pour ma part, je n’avais aucune idée sur la place de cette compassion dans un processus cognitif. Que faire de cette « pitié » inspirée par des vieillards dupés par le fascisme, qui, dans les années 80, vivaient comme des mendiants dans l’une des villes les plus pauvres du monde ?


Hôtel Abyssinie, le documentaire, était donc la mise en scène de cette empathie et s'autorisait une forme d'écriture sensiblement différente de celle du «jargon », parfois utilisé, dans les Sciences Sociales. L’empathie n’existe pas pour elle même: elle communique avec les subjectivités des sujets filmés. Il y a là l’émergence d’une circulation subjective. Les ensablés ont très vite saisi que les intentions scientifiques co-existaient avec le « chagrin et la pitié ».L’ empathie a été l’élément décisif pour libérer leur parole. Elle a ouvert la voie à un récit de soi moins convenu, à la narration des expériences intimes (pour les «ensablés», celle de l'expérience amoureuse avec des femmes autochtones).
L’écriture d’un film réalisé par un partenaire imposé ne m'a pas permis de creuser ni la question sociale, ni celle de la fonction parentale des ensablés italiens dans leurs familles éthiopiennes, plus particulièrement la relation avec les épouses et les enfants. Les problématiques du chercheur avaient été parfois abandonnées pour des pistes plus faciles (beauté du paysage) exigées par les logiques télévisuelles. Le film, malgré son succès, ne parvient pas à dévoiler le commencement de mystère qui entoure ces hommes et n'aborde pas certaines cruelles réalités sociales pour se laisser conduire dans le flot des états d'âme de ces «embroussés » dans une esthétique de carte postale.
Les acteurs sont plantés dans des paysages d’une beauté extrême inondés par la lumière particulière des hauts plateaux. Là réside le caractère stéréotypé de la réalisation. Cette beauté formelle demeure trop évidente tant les ciels éthiopiens ne demandent aucune prouesse technique pour être- à eux seuls- des purs enchantements. Cette esthétique trop facile a été la limite de la recherche et du questionnement. Il s’agit ici de la frontière entre la Science et le Cinéma. La télévision réclame des «produits socioculturels à paillettes » qui impliquent de la part du téléspectateur un goût pour des images « déjà vues », des cadres et des couleurs convenus qui répondent à une forme de consommation consensuelle d’une middle class nourrie par la télévision. Une esthétique issue des normes du monde marché qui se sont progressivement imposées depuis 20 ans. Une représentation du beau produite pour et par des consommateurs de masse d’origine urbaine. Friands de photographies d’évasion telles celles de dunes de sable, paysages bleutés de mer du sud et images minéralistes de cailloux et pierres dans le style « zen garden ». Ces inclinations esthétiques, dictées par le commerce à grande échelle, sont sécurisantes et réconfortantes (pour ceux qui les consomment) mais demeurent peu compatibles avec le souci d'exploration propre à la recherche.
On l’aura compris ce premier film suscite un vrai questionnement sur les rencontres possibles entre Science et Télévision. Force nous est d’admettre que pour un chercheur la vulgarisation de ses idées s’apparente à un appauvrissement stérilisant. Cette première tentative incarne néanmoins la première réorganisation d’une enquête scientifique dans un objet audiovisuel « vendu » à la télévision et consommé par le grand public. Il est question d’une enquête réellement scientifique dont la « fictionnalisation » a été apportée par un partenaire imposé.
Les personnages clefs du film étaient également les piliers de l’enquête scientifique ; généralement qualifiés « de témoins numéro un ». Les principaux êtres filmés sont au centre de l’enquête scientifique : les guides et les « détenteurs » du discours. N’ayant pas -pour cette expérience- une très grande marge de manœuvre, les personnages demeurent encore balbutiants dans leur propre mise en scène et ne s’expriment pas avec toute la liberté que j’aurais souhaitée. C’est seulement sept ans après la réalisation d’Hôtel Abyssinie que j’ai pu réellement donner aux êtres filmés, personnages clefs d’une autre enquête scientifique, toute l’ampleur que je rêvais pouvoir leur offrir.

LA NOTION D’INTIMITÉ AU CŒUR DU PROCESSUS COGNITIF

Un nouveau chantier de recherche- dans les années 2000 sur les Migrations des Africains de l’Est en Égypte et au Soudan- me donnait la possibilité de réaliser un nouveau film dégagé de toute contrainte télévisuelle. Ce documentaire : « Nomades et pharaons » tourné en 2003, diffusé en 2005, mettait au centre des préoccupations épistémologiques la relation entre le chercheur filmant et les êtres filmés. Permettant de poursuivre une piste qui avait été timidement amorcée avec hôtel Abyssinie en 1996. Reprenant une réflexion livrée par Levi Strauss qui considérait que les témoins d’un réalisateur devenaient assez rapidement des complices et que cela interdisait l’émergence de « la Vérité ». (Le Houérou, 2004)

Là encore, les personnes filmées et leur univers de sens sont au cœur du projet et la beauté des paysages est cantonnée à son insipidité périphérique. L’existence d’une certaine intimité entre le réalisateur et les protagonistes permet la circulation des connaissances dont les témoins sont les messagers. Aussi les acteurs jouent-ils le rôle d’ambassadeurs culturels et, de ce fait, de passeurs de frontières. Le film repose sur cette intimité : la camaraderie se trouve au centre du processus cognitif. Le désir de filmer exprimant une volonté de partage entre les sujets de l’enquête et le sujet réalisant.



Si nous revenons aux sens premiers de la notion d’intimité (concept crucial pour un film ayant une vocation heuristique. Rappelons-nous la signification latine de l’intimité. Intimus en latin signifie le plus intérieur, le plus vrai, le plus caché. Une relation intime serait celle où l’on rentrerait en contact avec l’autre depuis le lieu de sa propre vérité. Les définitions de l’intimité font toutes références à cette part cachée et qui, parce qu’elle est enfouie à l’intérieur de l’esprit ou de l’âme, serait plus vraie.
L’intime ferait remonter à la surface des formes de vérités plus pures que celles que peuvent traduire nos rôles sociaux. Il ne s’agit là que d’une hypothèse tant dans la mise en scène, même en documentaire, un « témoin » en dit toujours beaucoup plus qu’il ne le pense lui-même.

A l’image, l’intimité d’une relation humaine se traduit de manière multiforme.
La gestuelle, bien sûr, le corps en mouvement mais, on l’oublie trop souvent, la voix est également une surface de soi qui traduit cette intimité. Le son est très souvent négligé alors qu’il est souvent à l’origine des petites touches émotives dans un film. Sans la musique des voix, les images demeurent souvent vides d’émotions. La musique est un immense réservoir de mémoire et les travaux des philosophes y ont largement puisé afin d’en explorer les cadres.

Pour évoquer cette notion floue et complexe qui est celle de l’intimité je vais directement puiser dans le film récemment tourné avec des réfugiés au Soudan et en Égypte : « nomades et pharaons ».

Je tenterai d’explorer cette notion à travers deux axes.

1) La relation amicale
2) La relation entre les migrants et la nourriture

Le film nomades et pharaons s’inspire directement des relations d’amitiés sur un terrain. Nous l’avons vu ci-dessus Lévi-Strauss affirmait, en revanche, lors d’un entretien pour les Cahiers du Cinéma, que le cinéma vérité était une duperie car « les témoins finissent toujours par devenir des camarades ». La camaraderie nous écartant définitivement de toute vérité scientifique.

Or, le plus souvent, à la fin d’un tournage, les personnes filmées finissent par devenir camarades ou amis. La littérature anthropologique est suffisamment nourrie de narrations évoquant ce type d’expérience, qu’il devient inutile de faire de la surenchère sur la dimension affective du terrain. Notre intéressement aux choses passe également par l’intéressement aux gens. (Paul Veyne, 1971). Dans un film documentaire (ou anthropologique) plus que dans tout autre produit cet intéressement se transmet et se transporte nécessairement par des liens entre l’auteur et les êtres filmés. L’intimité se trouve par là même au cœur du processus de connaissance.

Si le déplacement forcé est un objet d’investigation, le chercheur va se tourner mécaniquement vers les acteurs de ce déplacement et s’intéresser à la parole des déplacés. L’acteur est élu source du savoir. Cette démarche classique chez les anthropologues me semble également la seule approche légitime, en tant qu’historienne du temps présent, tant, depuis dix ans, j’ai abandonné les postures arrogantes de surplomb et les beaux paysages…


LE FILM COMME DON DE SOI

« Nomades et pharaons » s’intéresse à quatre migrants abyssins et à leurs déplacements en Egypte et au Soudan. Il retrace l’itinéraire que des milliers de déplacés ont emprunté dans la Corne de l’Afrique. De l’Abyssinie au Soudan et du Soudan à l’Egypte, il est question d’une longue traversée.

Les personnages du film, en réalité, avaient travaillé avec moi dans un programme d’aide juridique lancé par l’université américaine du Caire au sein duquel je coordonnais un sous comité régional Corne de l’Afrique. Hussein était le traducteur de ce programme. Nous recevions des réfugiés de l’Afrique de l’Est afin de rédiger leur demande d’asile, pour les présenter ensuite devant le HCR (Haut Commissariat aux Nations Unies pour les réfugiés).
Hussein parlait amharique, tigrinya, tigré, afar, somali, arabe, anglais et français et effectuait des interprétations simultanées dans ces 8 langues. Au cours de cette expérience professionnelle, les réfugiés que nous avons réussi à défendre et qui ont pu se prévaloir de la reconnaissance internationale, se sont ralliés bénévolement à ce comité de « legal aid ». Parmi eux, un peintre érythréen et un jeune Amhara, relié à la famille de l’empereur Hailé Sélassié, sont venus nous rejoindre. Les différentes actions juridiques qui ont été menées collectivement nous ont également soudé dans un but commun, et, progressivement, les relations de respect réciproque se sont transformées en relations amicales.
Aussi les acteurs dans le film sont-ils tous des « camarades » mais des collègues et amis.

A l’origine, lorsque j’ai défendu les dossiers des uns et des autres notamment celui de Hussein qui fut mon premier « client », j’étais seule. Le comité a pris forme dans une progressive accumulation des intelligences. Une lente agrégation.
Nous avions obtenu plus de 75 % de réussite pour les dossiers défendus.
Pour ces quatre migrants abyssins tourner « un film ensemble » s’apparentait à un retour de don. Le peintre Ghidey l’expliquait en déclarant que c‘était là une façon de dire « merci et au revoir » car il quittait définitivement le Caire pour être réinstallé aux Etats-Unis. Ce film s’inscrit donc dans le processus maussien du contre-don comme libération d’une dette morale. J’avais été un des éléments qui avait joué favorablement dans le processus de reconnaissance statutaire et ils ont estimé que « jouer », dans ce film, était une manière de se détacher du comité de soutien juridique. Il est question d’une coupure créative. Cette intimité est à la base même du film.

Il va sans dire que l’animation de ce comité d’aide juridique, en faveur des réfugiés au Caire, était absolument bénévole. Prisonnière de cette action gratuite, je ne concevais pas le projet de conduire une recherche sur les réfugiés en me limitant à une pure attitude contemplative. L’engagement soulève des problèmes épistémologiques notamment questionne les finalités de la Science, mais ouvrir un terrain auprès de populations vivant dans l’effroi permanent, conséquemment à leur l’illégalité statutaire, me contraignait à tenir la seule position « soutenable » pour moi. Celle qui consistait à mettre au service des autres l’expérience juridique que j’avais dans la technicité de la demande d’asile politique. Cette posture est souvent celle des nouveaux terrains inconfortables qui exigent les chercheurs à se re-positionner et à questionner sa propre légitimité en permanence. (Michel Agier, 1997:25). Cette gratuité se retrouve dans les phénomènes de don, l’amitié comme le don qui l’annonce est un échange de grâce. Il s’agit d’une grâce laïque qui passe par des rituels, le film se présente à cet égard comme rituel où s’effectue le contre-don.
Hussein l’exprimait de cette manière : « tu n’as jamais compté le temps pour les réfugiés et pour ton film nous ne compterons pas le nôtre». J’avais donné du temps (pris sur ma vie personnelle) et c’est du temps que l’on me rendait. Une disponibilité totale avec une certaine joyeuseté à le faire. Et, comme dans un sacrifice religieux, la dépossession de soi effectue une conversion d’avoir en être (Julian Pitt-Rivers, 1999)

« La gratuité du témoignage d’amitié exige une contrepartie qui soit également gratuite ; la réciprocité de l’amitié n’est pas seulement matérielle, comme dans un contrat, mais implique le don réciproque de soi. »

La réciprocité est difficile à mesurer. Hussein exprimait cette idée de manière lumineuse en insistant sur le fait que la chose ne pouvait se compter.
Accepter qu’il me rende en temps, tout le temps qui avait été consacré, c’était aussi, en quelque sorte, mettre fin à une association qui se terminait positivement pour tout le monde. Pour Amaha il était question d’honneur. Il déclare, avant de partir pour les Etats-Unis, que le film est un cérémonial d’adieu lié à l’honneur.

La scène des poussins est à mon sens la manifestation même de cette intimité. En premier lieu parce que cette scène est inspirée par Hussein lui-même. Au moment du tournage un vendeur à la sauvette vendait des poussins peints aux couleurs vives (rose, vert, orange) devant les tables qui avaient été dressées pour la rupture du jeûne pendant Ramadan. Il était prévu de filmer les personnages à ces tables. Hussein a improvisé la scène en exigeant que j’achète un cageot entier de poussins afin de les épargner. Il a manifesté sa colère en voyant dans le poussin la métaphore de sa propre vulnérabilité de réfugié. Et, là il a fait un coup de force en douceur en monologuant avec le poussin et en demandant directement au caméraman de le filmer. Il faisait sa propre mise en scène.
Cette manière d’exister à l’écran pour soi-même et de manière autonome ne pourrait pas être possible sans une très grande connivence entre celui qui réalise et le témoin/camarade. Et, ce n’est pas parce qu’un acteur se met lui-même en scène que ce qu’il dit ne posséderait ni vérité, ni authenticité.
Cette mise en partage de la réalisation est une des expérimentations les plus stimulantes qui naît au sein de négociations bricolées et toujours recommencées avec les êtres filmés.

LA NOURRITURE MÉTAPHORE DU DON

Là encore, l’idée de montrer des images de repas est une idée suggérée par les réfugiés eux-mêmes. L’intention filmante est une tentative de mise en image de la notion d’hospitalité. L’expression imagétique d’une notion- telle celle de l’hospitalité en œuvre dans le monde arabe- est également un exercice qui nous permet de découvrir la pertinence du concept et sa traduction vivante. Les interactions autour des commensalités, des nourritures sacrées, au moment de Ramadan, permettent de visuellement saisir l’aspect vital de l’accueil des sociétés. Cette vitalité se traduit par une gestuelle d’ouverture comme celui de tendre la main pour nourrir l’Autre. Le film est une lente insistance sur l’acte nourricier dans les interactions entre migrants africains et la société hôte égyptienne.
L’une des tables de Ramadan, montrée dans le film, est située dans la rue Soliman Gohar (au Caire) dans le quartier de Dokki. Les organisateurs de ces tablées pour indigents sont des négociants que je fréquentais de manière quotidienne : boulanger, épicier, coiffeur. Même le pharmacien copte de la rue participait financièrement à cette aumône collective. L’organisation sociale, les relations marchandes des associés entre eux, mais également les rapports entre les invités des tables et les organisateurs pourraient être l’objet d’une observation féconde à l’échelle de la rue.
Ces images tentent d’explorer la nature spirituelle des aliments au moment de Ramadan. En effet, du point de vue des promoteurs de cette charité en œuvre, ce ne sont pas les pauvres que l’on souhaite réellement honorer mais Dieu lui-même à travers les nécessiteux. Ces banquets populaires n’étaient ni le lieu de la compassion, ni celui de la fraternité. Le contre-don n’est pas à la charge du récipiendaire du repas. Le contre-don attendu est de nature divine. Ce sont des grâces célestes que les mécènes attendaient. Nourrir gratuitement le gueux ou le migrant ne sont que des moyens d’accéder à Dieu et à ses bienfaits qui ne tarderont pas à retomber.

Pendant ces dîners, une centaine de « nécessiteux » est servie en vitesse : ils ont 20 minutes pour avaler le menu. Pas un mot n’est échangé au cours du ce repas. L’indigent ici, n’est ni un acteur, ni un interlocuteur. C’est un « maskin » (au sens arabe), un voyageur, un réfugié qui reçoit en silence, presque dans la honte, son repas quotidien.
Ce n’est visiblement pas un honneur d’être attablé dans la rue : les images ne sont pas ambiguës.
Le comité d’organisation ne se restaure pas sur les mêmes tables. Les mécènes sont réunis dans le salon de coiffure, à l’intérieur d’une boutique.
Après s’être sustenté, pendant quelques minutes, un jeune commerçant tape dans les mains pour signifier aux passants attablés, dans la rue, qu’il est temps de partir. Sa manière de claquer ses mains manifeste une forme évidente de mépris. Aucun des « boutiquiers » n’aura adressé la parole aux miséreux auxquels ils ont pourtant offert un repas dans la rue au nom de Dieu.

Les attablés, dont des réfugiés chinois, migrants, vendeurs à la sauvette, se lèvent au signal, et quittent les tables. De façon synchronisée, telle une volée d’oiseaux. Sans un mot. A l’intérieur de la boutique, le comité des négociants regarde une série télévisée « spécial ramadan » à laquelle j’avais participé en jouant bénévolement pour un ami cinéaste égyptien. Cette apparition à la télévision égyptienne, au moment même où je tournais, a grandement facilité les conditions de tournage d’une observation participante. Car est-il utile de préciser que j’étais également invitée à partager le repas des négociants dans le salon de coiffure ?
J’étais impliquée dans l’action et il était hors de question pour les boutiquiers du quartier que je partage le repas dehors avec les convives de la rue. Il aurait été déplacé de me mettre à table avec les passants indigents. L’un des promoteurs de cette charité en œuvre expliquait en l’occurrence : « Depuis 10 ans que j’organise ces tables, je n’ai jamais adressé la parole à un convive. Sauf une fois à un couple de chinois. Lui, m’a fait croire qu’il s’appelait Mohammed et elle m’a fait croire qu’elle s’appelait Fatma. Ils m’ont pris pour un idiot et j’ai fait semblant de les croire. J’ai parlé avec eux car j’étais trop curieux d’en savoir plus sur ces Chinois. Les tables relèvent de la Sadaka et, de ce fait, demeurent des aumônes anonymes. Le pauvre n’est ni mon frère, ni mon ami. Je ne souhaite même pas connaître son nom. En lui rendant sa dignité j’honore Dieu ».


L’ACTE DE NOURRIR ET SPIRITUALITÉ

Michael Hauseman, lors des journées organisées par le SPAN (16-17 décembre 2004) s’étonnait, en visionnant le film, de la relation digne que ces hommes (qui pouvaient peut-être avoir connu la faim) entretenaient avec la nourriture. Sur le terrain soudanais, un agent humanitaire avouait qu’il n’avait jamais autant apprécié la cuisine éthiopienne que dans les camps de réfugiés. La prise en commun du repas et l’invitation chez les réfugiés Bani Amer à Kassala ont été une expérience riche de sens sur la dimension spirituelle de l’acte nourricier. Le pouvoir donné à la chose ingurgitée est une notion largement partagée dans différentes sociétés. Un taxi, au Caire, stigmatisait les chauffards comme mangeurs de foul (purée de fèves) en insistant sur l’idée qu’une nourriture peu varié ne pouvait que carencer un individu intellectuellement. De nombreuses sociétés estiment qu’en agrégeant la nourriture au moi les personnes « deviennent ce qu’ils mangent ». Parce qu’elle se mélange à la personne l’alimentation devient sacrée.
Sacrée comme peut l’être la personnalité humaine (Durkheim, 1963 :51). La nourriture, élément indispensable de la survie, est l’objet de soins. Ingurgiter ces victuailles, au moment des tables de « rahmane », correspond à une prise sacrée.
Spiritualisée tant par les nourriciers que les nourris, cette nourriture, dans sa circulation, dépasse en valeur absolue, dans ce contexte de ramadan, les humains eux-mêmes.
Les aliments s’offrent à Dieu. Le repas permet à l’invité, au gueux, à l’étranger d’accéder à la dignité d’humain. Elle participe à l’élévation temporaire de celui qui, par son indigence, ne peut accomplir ses devoirs de musulman.
Le pauvre étant celui qui ne peut accomplir ni zakat, ni sadaka.
Aussi les aliments matérialisent –t-ils l’accueil, l’acceptation de la société hôte.


Après avoir filmé l’avocat Mohammed Ahmad, rencontré dans la rue au moment des banquets populaires, les réponses données au questionnement sur la nature religieuse du contre-donner ne m’avait pas complètement satisfaite. Pour dire les choses autrement, j’estimais que le film demeurait trop évasif et superficiel sur la dimension religieuse. Aussi ai-je demandé, après le tournage, à maître Mohammed Ahmad de revenir participer à une observation (Agier, 1997) tous les soirs à la rupture du jeûne. Une fois encore, une rencontre fortuite pour le film, s’est transformée en lien d’amitié. Aussi c’est à l’occasion d’un retour sur la thématique des banquets populaires, dans un travail purement photographique, que la dimension religieuse de l’acte nourricier rejaillit avec force. De manière plus spectaculaire que ne pouvait le démontrer le documentaire « Nomades et pharaons » les images non animées démontrent toute l’importance du phénomène de don et d’évergétisme pour les exilés. Le champ imagétique démontre que la charité (de nature religieuse) est la condition même de survie et d’existence du migrant forcé dans la société hôte. Si les images sont des idées (Marc Henri Piault, 2000) leur maniement est soumis à la même logique, la même rigueur et à la même finesse d’observation que celles des textes. De manière plus pertinente les images permettent de faire surgir des paradoxes sur des questions théoriques aussi complexes que l’hospitalité des sociétés face aux phénomènes nouveaux des migrations subsahariennes dans le monde arabe. (Le Houérou, 2005). L’outil cinématographique est l’instrument qui a permis de faire rebondir la réflexion autour de cette notion d’hospitalité voire de la renouveler.

Nous avons pu observer, à la caméra, de soudaines mutations. Un geste de pure générosité peut se transformer en acte de stigmatisation. L’inventaire des gestes les plus anodins à l’aide d’une caméra permet de comprendre par exemple que l’accueil des sociétés arabes face aux nouveaux migrants est, par essence, ambivalente. Cette situation paradoxale de l’accueil est très proche de la complexité des phénomènes de dons. Donner oblige et l’obligation du contre-don astreint les récipiendaires à une relation de dépendance.
Citons l’observation de Jacky Bouju sur cette question du don qui hante la littérature anthropologique:

« Le don initial qui prend presque toujours la forme d’une offre de service, vise à transformer le « convive étranger » avec lequel on n’a pas de lien en « convive familier » auquel on est lié. Cette métamorphose est rendue possible par le fait qu’un service donné à quelqu’un –tel que l’entraide, le don d’une personne qui dépanne ou l’hospitalité- n’est pas un produit, c’est avant tout une dépense d’énergie humaine qui est consacrée à quelqu’un. Le donateur a abandonné un petit quelque chose de lui-même (de ses ressources, de son énergie) qui reste attaché au donataire qui l’a reçu. Mais, inversement, le donataire doit une petite parcelle de sa vie présente au donateur. Le don comme tout symbole, est ambivalent : il peut tout aussi bien manifester le défi que la gratitude. D’où cette dimension dangereuse de l’ambivalence qui, selon le contexte, exprime soit l’emprise du donataire sur le donateur par le truchement de la chose donnée. Quoi qu’il en soit en soi de cette conception quel que peu « magique » de l’emprise, de donner, c’est finalement la même chose que contre-donner. Sauf aux deux moments essentiels d’un cycle de réciprocité : au début où le don inaugural tisse le lien et à la fin où le défaut de retour rompt le lien »


Donner est le symbole même d’une certaine puissance et la manifestation de l’emprise des uns sur les autres. Dans la situation des réfugiés, la société hôte, le temps d’un repas, transforme le convive étranger en familier. Cette mutation n’est possible que parce que le réfugié est devenu un « bale ingera », traduit de l’amharique un co-pain, un être qui partage le pain.
Le co-pain peut -sans raison objective- assez vite se transformer en celui qui vient prendre le pain des nationaux.



Fabienne Le HOUÉROU

Institut d’ Études Africaines (CNRS)
Pennsylvania University (visiting scholar)
Solomon Asch Center for Study of ethno political conflict



Texte pour le 25e Bilan du Film Ethnographique

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