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Fabienne Le Houérou
Eguilles, France - Française

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Les territoires Abyssins à Khartoum

Les réfugiés urbains d’origine éthiopienne et érythréenne à Khartoum se sont tellement « fondus » dans la capitale soudanaise qu’ils ne sont plus reconnaissables.

Si les Soudanais arrivent parfois à identifier les origines abyssines des migrants forcés les Européens généralement ne les voient pas. A bien des égards ils sont invisibles dans la capitale soudanaise. Invisibles mais non transparents. Dès qu’une tension surgit ils redeviennent apparents. Victimes d’un cache-cache incessant avec leurs hôtes, ce va et vient entre visibilité et invisibilité révèle la permanence de leur instabilité de position.
Ils passent souvent inaperçus parce qu’ils sont parvenus à construire des territoires durables dans la ville en s’appropriant des morceaux de quartiers.
Deim est la plus vaste et la plus peuplée de ces zones.

Les réfugiés abyssins se sont appropriés un quartier sur lequel ils agissent et interagissent de façon originale. A l’intérieur même de ce vaste territoire nous-nous sommes intéressées à un groupement de maisons (sous-quartier) en face du marché.
La halle de Deim est le centre névralgique et le lieu de tous les échanges pour cette communauté. Chef lieu de tous les trafics en provenance de l’Abyssinie (café et alcools) ; le souk est un point privilégié pour observer les multiples passages d’hommes et de marchandises. Aussi nous avons posé l’hypothèse du Suk El Deim comme territoire fabriqué par les migrants forcés abyssins.
Un lieu qu’ils ont façonné et créé en raison de leur présence ancienne et massive. Les tissages quotidiens entre les hommes et les espaces produisent le territoire . Celui -ci est tout entier imprégné par la mémoire de plusieurs générations de réfugiés. Il a été annexé mentalement par la communauté qui manifeste ainsi sa volonté de vivre ensemble. Le territoire s’affirme ainsi comme une évidence sociale. C’est à travers les différentes fêtes religieuses et magiques mais également réunions, jeux et divertissements variés, que nous avons tenté d’appréhender cette manière particulière d’imprégner les lieux et de s’y inscrire.

Notre méthode d’investigation s’est largement inspirée de l’interactionisme symbolique (Erving Goffman) et des ethnométhodologues (Garfinkel) .

Notre intention n’est pas de tirer des conclusions générales sur cette communauté d’un point de vue sociologique et de compter les réfugiés. D’abord parce que depuis la création de l’United Nations Relief and Rehabilitation Agency (UNRRA) -institution antérieure au Haut Commissariat pour les Nations Unies (HCR)- les études sur les réfugiés ont toutes débuté par des comptages sans fin qui ont indirectement influencé la construction de l’objet « réfugié ». Cette tradition de l’inventaire - justifiée par la gestion des camps- se poursuit inexorablement par les professionnels de l’aide. Force nous est d’observer que ces calculs peuvent, dans le contexte du camp, prétendre à la rigueur statistique, car il est question d’un espace clos complètement identifiable, restreint, parfaitement contrôlé par ses gestionnaires (qui pour les exigences des distributions alimentaires comptabilisent tout). La capitale soudanaise forme à elle seule trois villes (Omdurman, Khartoum nord et Khartoum) immenses
qui s’étalent entre les deux rives du Nil. Au sein de cette urbanité les mesures statistiques des « étrangers » posent des problèmes autrement plus complexes.

-Quelques observations statistiques :

L’organisme soudanais chargé des réfugiés au Soudan (COR) est un des plus anciens départements en Afrique chargé de gérer la question des migrations forcées.
Cet organisme a été créé au moment de la première vague d’émigration érythréenne en 1967. Il s’agit d’une institution particulièrement intéressante car son personnel stable depuis les années 60, a accumulé une expérience et un vrai savoir dans le domaine qui nous intéresse. Un de ses hauts fonctionnaires, Ahmed Karadawi, a publié des travaux fondamentaux, qui sont des références sur les réfugiés au Soudan. Sa pensée déborde largement le cadre local et s’est imposée comme œuvre majeure dans cet objet d’études (les migrations forcées) en construction.
Les directeurs de camps, interviewés au Soudan, sont de vrais professionnels de la gestion des camps et la polyvalence de leurs compétences nous ont souvent
impressionné.

Parmi les tâches régulières auquel est astreint cet organisme il y a, comme dans les organismes onusiens, celle du comptage des réfugiés. COR livre des statistiques et des schémas graphiques tous les ans sur l’état de la question. N’étant pas en mesure de fournir des estimations de manière aussi scientifique que COR (puisqu’ils délivrent les cartes des réfugiés légalement installés au Soudan) nous retiendrons leurs chiffres comme base de données sur la présence des réfugiés légalement enregistrés sur le territoire soudanais.

En 2000 le département des statistiques affirmait qu’il y avait 217 280 Éthiopiens et 544 379 Érythréens dans tout le pays alors que la population totale des réfugiés au Soudan était de 93 4409. La population globale des réfugiés à Khartoum était alors estimée à 35 000.

Tentons cependant de tracer l’évolution de cette population urbaine avec les sources gouvernementales disponibles.

Evolution du nombre de réfugiés à Khartoum

300
1,943
6,116
8,178
6,238
40,000
40,000
35,000

Notons qu’en 1974, avant la révolution éthiopienne qui renversa le roi des rois, le négus Hayle Sellasié, on ne comptait que 300 réfugiés à Khartoum. C’est à l’époque du dictateur léniniste Manguestu Hayle Maryam que les Abyssins se sont enfuis massivement vers le Soudan. La majorité des étrangers au Soudan est d’origine abyssine, les réfugiés tchadiens et congolais sont nettement moins importants. Des quartiers entiers comme Sahafa, Deim, Djeref, Arkawit, sont fortement (parfois quasi entièrement pour des portions de Deim) peuplés par cette communauté.

Des estimations statistiques basées sur les témoignages des leaders communautaires, revoient ces chiffres à la hausse. En effet, des vagues entières d’Éthiopiens rapatriés par le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) sont retournées au Soudan parce que de retour dans leur pays ils « se sont sentis redevenir réfugiés une
deuxième fois » et, qu’après un exil trop long au Soudan, ils ne sont pas parvenus à se réadapter à la vie sur les hauts plateaux éthiopiens. Ces flux incontrôlables posent de vrais problèmes de fond. Ils mettent en échec la politique de rapatriement défendue, pendant deux décennies (80 et 90), par les organisations onusiennes.

Force nous a été de constater que rapatrier les réfugiés, contre leur gré, était tout sauf une opération durable. Un long exil transforme radicalement les réfugiés et les rapatriements deviennent de vrais seconds déracinements. En se basant sur les retours des réfugiés qui sont rentrés une seconde fois au Soudan, malgré la perte de leur statut de réfugiés, nous estimons la population des réfugiés abyssins à Khartoum au moins à 50 000 personnes. L’un des effets pervers de ces rapatriements « forcés » aura été de transformer les réfugiés en migrants illégaux.

Khartoum et sa morphologie

La répartition des communautés abyssines est clairement identifiable sur une carte. Les quartiers mentionnés plus hauts se sont constitués (gonflés) en zones ségréguées. Nous retenons la terminologie de l’école de Chicago, quand dans les années 50, elle énonçait trois critères fondamentaux pour mesurer la ségrégation urbaine.

Burgess, dans les années en 1928, avait utilisé les « unités spatiales » où les différentes minorités constituaient plus de 10% de la population totale.
Nous n’avons pas eu l’opportunité d’encadrer une équipe qui nous permette de faire des relevés sur tout le quartier (et cela est regrettable) mais nous avons effectué un relevé sur un sous-ensemble. Dans les trois rues étudiées 60% des familles étaient de la même origine ethnique et régionale. Si nous ne possédons pas les instruments d’analyse qui nous permettent d’utiliser le terme de « ségrégation spatiale » nous pouvons utiliser celui moins précis en terme d’outil conceptuel de « concentration ethnique ».

Cette concentration à Khartoum s’oppose radicalement à la dispersion observée au Caire où la communauté est complètement éclatée aux quatre points de la mégapole.

Ces contrastes saisissants au niveau du « pattern » ont des incidences directes sur les modes de sociabilités de la communauté. Si nous avons observé une certaine pauvreté festive au Caire, c’est l’inverse que nous constatons à Khartoum.
Le regroupement ethnique favorise les interactions sociales et les liens entre les gens. La proximité du voisinage et l’organisation de l’habitat en unités ethniques et régionales permet aux personnes d’avoir une vie sociale riche. Riche de rencontres.

Richesse festive et concentration ethnique

Dans le sous-ensemble étudié, sur 161 chefs de famille entendus, 87 sont des chrétiens du Tigré. Originaires de deux villes importantes au Tigré :Adwa et Axum. Nous avons interviewé 50 Amhara, du Choa du Godjam et Bagméder ; dont une forte proportion d’éléments en provenance des villes d’Addis Abeba et Bar Dar. Ce qui signifie que les personnes entendues sont presque toutes d’origine chrétienne appartenant à la civilisation sémite des hauts plateaux.
Si cette homogénéité des origines ne nous autorise pas à établir un état général de la population urbaine des Éthio-érythréens, elle nous donne en revanche des indications précieuses sur la logique des regroupements ethniques et les tendances des stratégies résidentielles chez les migrants à une toute petite échelle.

Un chef de foyer préférera toujours choisir son co-locataire, d’abord en fonction de son ethnie puis de son lieu d’origine (village ou ville). Si toutefois cette préférence ne peut se concrétiser, son choix se portera sur la région entière. Si cette proximité régionale est hors de sa portée, il s’associera à un chrétien du nord.

Cette stratégie résidentielle retiendra donc la religion et l’ère de civilisation comme critères de regroupements.

Notre chef de foyer ne s’unira avec des musulmans des basses terres que si il y est poussé par une sorte de calamité du destin. Ces cercles concentriques d’affinités insistent sur l’idée d’une appartenance à la civilisation chrétienne des hauts plateaux.

Takkala, par exemple, travaille de l’autre côté de la ville, à Omdurman, dans un restaurant, il perd deux heures de transport par jour (parfois plus lorsqu’il est bloqué sur le pont qui relie Khartoum à Omdurman). Les transports en commun (300 S.D) journaliers correspondent à un tiers de son salaire mensuel. Malgré ces dépenses, il préfère habiter à Deim que partout ailleurs dans la ville :

« C’est vrai que les gens sont plus sympathiques à Omdurman et que c’est mieux pour la sécurité mais je préfère Deim. A Deim, il y a toute notre communauté et puis géographiquement nous sommes prêts de notre Église. A Omdurman il y a 20 Éthiopiens et je les connais tous. Ils habitent une maison qu’ils partagent .Les loyers sont moins chers à Omdurman mais je ne veux pas y habiter. ».

Une femme d’Addis Abeba déclarait qu’elle préférait « vivre dans un cagibi à Deim que dans un palace à Omdurman, ou ailleurs que Deim ». Elle dormait dans un lit à une place qu’elle partageait avec son fils de 18 ans, dans une pièce de 3 m2, à Deim. Ils étaient contraints de dormir tête bêche tant le lit étroit occupait tout l’espace de ce réduit.
Arrivée à Khartoum depuis 6 mois, elle affirmait qu’elle ne pouvait pas « subsister » ailleurs que dans ce quartier. La concentration de son ethnie (comme famille résiduelle) lui permettait de bénéficier de miettes de solidarité indisponibles ailleurs dans la ville.
Magicienne et maîtresse de zar elle officiait à Deim, ce qui lui permettait à peine de se nourrir. A Khartoum, comme au Caire, les Abyssins sont portés vers des formes culturelles en transit. Tout se passe comme si la communauté toute entière pensait repartir le lendemain vers leurs cieux d’origine.

L’exemple d’une dame de 75 ans qui nous poursuivait dans le souk en disant « Il faut absolument faire une interview avec moi car demain je pars pour l’Amérique » est à cet égard lumineux. Au marché les gens racontaient qu’elle répétait cela depuis 30 ans. Cet exil long n’ayant pas réellement enracinée cette femme dans la ville, où elle demeurait perdue en se livrant à la mendicité afin de survivre.

-Un zar d’exil

A Khartoum ce temps de transit peut devenir long. La durée du séjour finit par échapper aux Éthiopiens qui se sont constitués en de véritables diasporas. Les familles se fréquentent entre elles et la vie sociale est une affaire entre proches. Les liens entre voisins sont fondamentaux et les rencontres obéissent à la logique de l’entourage.

Les réfugiés se reçoivent continuellement les uns les autres, sur une base journalière, pour des cérémonies du café. Gabianèche, par exemple, offre le café trois fois par jour à des locataires qui louent une pièce adjacente à celle qu’elle occupe. Régulièrement les familles se réunissent dans la cour et boivent un café préparé dans les règles de l’art.

Des maisons entières sont louées collectivement par différentes familles. Chaque foyer occupe une pièce et la cour intérieure est partagée en commun. La maîtresse de maison est assise derrière une sorte de réchaud et fait bouillir trois fois un café qu’elle aura au préalable moulu.
Ces réunions sont à bien des égards des marqueurs identitaires. Des communions sociales où l’on affirme la volonté de vivre ensemble. Parfois ces moments de détente sont investis de manière magique et la cérémonie du café se transforme en séance de médiumnité. Déchirés par le paradoxe d’une situation de transit qui se prolonge dans la durée les réfugiés ont transformé la cérémonie du café en la métissant avec le culte du zar.

Takkala, par exemple, est arrivé au Soudan à 18 ans. Il a désormais 23 ans et demeure très conscient de ce qu’il appelle son « éthiopianité », une notion vague qui se rapporte à un sentiment d’appartenance à la civilisation des hauts plateaux. Le culte du zar est, à sons sens, un des marqueurs de cette identité.
Le zar apparaît comme une composante fondamentale de cette culture abyssine.

Takkala ne se l’explique pas et se défend d’y croire.
C’est à dire qu’il déclare s’en moquer mais qu’en réalité il prend l’affaire très au sérieux et organise, régulièrement, chez lui des séances de zar avec sa voisine Asségétetch originaire de Gondar comme lui.

Il témoigne à cette dernière des signes évidents de déférence et de respect : il la tient pour gardienne ou conservatrice des valeurs éthiopiennes. En bref Takkala tient le zar pour l’un des « « mystères » de son appartenance à la civilisation abyssine.

« Asségtétch a refusé de se convertir à l’islam c’est pour cela qu’elle a dû se réfugier au Soudan. Son zar lui a dit part, part…Son maître aux Arussi était musulman et exigeait qu’elle se convertisse.
Alors elle a suivi son zar au Soudan. Elle a quitté le pays sans rien. Elle est arrivée sans valise, ici, à Deim et c’est moi qui l’ai recueillie chez moi. Depuis qu’elle est au Soudan elle est en haillons et elle a honte de réveiller ses zars. Elle ne peut pas les convoquer sans parfum, sans or, dans cette tenue de mendiante.

Quand on a un zar on doit l’honorer et lorsqu’on le reçoit il faut se montrer à la hauteur. C’est comme avec un invité. Elle a une colonie de zars qui lui rongent la tête et elle ne peut pas leur lâcher la bride car si elle ne peut les recevoir décemment, ils vont être furieux contre elle. Alors elle fait des choses incroyables comme dormir 24 heures sur 24 ou marcher toute la nuit. »

Asségtétch déclarait devenir « folle » à cause de ses zars car elle ne pouvait pas théâtraliser sa douleur ni la mettre en scène dans des cérémonies en raison de sa pauvreté. Pour se procurer les éléments indispensables à cette mise en scène elle s’est mise à vendre du thé en face de chez elle. Dans un coin désert ou personne ne passait.

« Mon zar me vient de ma grand mère gondaré. Les zars sont venus me chercher quand j’étais très jeune. J’avais 7 ans. Ma mère n’avait pas de zar par contre mon père organisait les cérémonies pour ma grand mère. Il apportait les poulets, le mouton, le parfum et l’araki (alcool local).
Chez ma grand mère les cérémonies avaient lieu le mardi et le jeudi. Elle commençait de midi jusqu’à
la nuit. Elle ne demandait jamais d’argent comme ici au Soudan. Ici tous les soi-disant maîtres demandent de l’argent. Ce sont des faux ! Les vrais maîtres n’acceptent que les dons.
Mais ici, ils font n’importe quoi. Les gens organisent cela pour être ré-installés à l’Ouest par le HCR. Le maître dit « apportes-moi un mouton et tu seras ré-installé en Australie. N’importe quoi ! La vraie règle des zars ce n’est pas d’en faire un commerce pour réfugiés !
Le vrai zar accepte le don et refuse l’argent ! Le don est un cadeau ! L’argent est une rémunération se rapportant au travail ! Le zar ne travaille pas !
Ici, c’est un business qui n’est pas sérieux ! Les zars sont méchants (en se frappant la poitrine) ! Cruels ! C’est pas fait pour rigoler ! Ceux qui sont possédés par les zars sont anormaux; je suis a-normale. Le zar est une souffrance pour celui qui le reçoit, une tyrannie ! Moi je déteste les zars mais ce sont eux qui m’aiment ! J’ai pas eu de chance car ils m’ont choisie ! Il m’a forcé on peut dire cela, il a forcé ma porte. En Éthiopie, j’ai beaucoup voyagé pour m’en débarrasser mais j’ai toujours échoué à cause de ma grand-mère. Il vient d’elle et ne veut pas partir. En retour, il m’a donnée des pouvoirs comme celui d’être clair-voyante et de guérir les paralysies. Avec mon maître, j’arrive à parler la vérité. En portant mon zar, je perds ma liberté, c’est lui qui me dirige et conduit mon corps comme un cheval. Ici, à Khartoum, la pratique du zar
est ridicule, c’est de l’arnaque. Ils disent « amènes-moi un joli mouton de cette couleur et tes problèmes seront terminés. Si le mouton est noir tu seras réinstallé en Nouvelle Zélande ! Moi, j’ai quatre zars musulmans et trois chrétiens et je suis un vrai champ de bataille entre eux !
Ici, à Khartoum, ils jouent au zar sans savoir que c’est dangereux ! »

Le terme ici est mentionné à cinq reprises en quelque lignes. Asségétech insiste sur la spécificité des cérémonies magiques en exil et sur leurs déviances au regard de ce qui se fait traditionnellement en Éthiopie. Elle insiste sur les arnaques financières à Khartoum, « ici ».

Le déracinement dans la capitale soudanaise est un phénomène douloureux. Les réfugiés construisent certes des territoires mais ils vivent dans des conditions économiques souvent misérables et ils n’aspirent qu’à partir vers les grands pays d’immigration (Canada, États Unis, Australie, Nouvelle Zélande).

Ces espoirs, pour la plupart, ne se réaliseront pas. Les agents consulaires des ambassades se déplacent rarement à Khartoum et les listes d’attentes pour les grands départs sont interminables. Or, ces rêves d’Amérique et d’Australie sont enracinés dans l’imaginaire des réfugiés. Ils se sont intégrés à leur univers magique. Le déplacement au Soudan a ré-aménagé les désirs conscients et inconscients autour du thème du « resettlement ».

L’absence de projet auquel se raccrocher dans le présent et cette espérance de grands départs vers les Amériques poussent les plus crédules à se tourner vers des magiciens de quartiers qui ont transformé le zar en un genre de séances de voyance en utilisant le « burur » (encens brûlé) et la lecture du mare de café. Celles-ci se présentent comme une voie moyenne entre la médiumnité moyen-orientale et la cérémonie classique du zar avec sacrifice d’un poulet. Hors du contexte culturel éthiopien ces activités apparaissent comme des entreprises extravagantes. Nous l’avons dit elles se focalisent sur les réinstallations en Occident, une spécialité qui s’est improvisée en exil, innovant le répertoire traditionnel de la voyance.

Ces réunions, à Deim, se rapportent (pour « l’éthiopisant ») davantage à un opéra comique qu’à une cérémonie. Mélanger les aspects visionnaires de la tasse de café avec le sang d’un poulet égorgé relève d’un syncrétisme désopilant. Toutefois cette réinvention loin d’être comique traduit plutôt le véritable drame des échecs des politiques de réinstallations et l’effet dévastateur de ces illusions sur les réfugiés.

« Une vieille femme accroupie par terre faisait brûler de l’encens dans sa maison et préparait la cérémonie du café. Elle se frappait avec un chapelet en renversant sa tête de droite à gauche en face d’une naine (sa cliente) et un enfant malade. La naine avait un visage de vieux chat écorché. La vieille femme pointa le doigt sur elle et commença à lui débiter des horreurs sur sa mère puis elle se calme soudain et lui promet l’Amérique, le Paradis, la richesse, la maison, la voiture, le garage. La naine se met à plat ventre et embrasse le sol…dans un moment de puissance absolue la vieille gifle la naine en lui demandant de s’aplatir encore plus. La naine était tellement écrasée par terre qu’elle ressemblait à une descente de lit. La vieille lui marchait dessus mentalement. Et l’humiliait tout en lui promettant monts et merveilles. La naine
se soumettait de manière quasi animale à la domination de l’autre. La vieille la frappait maintenant avec son chapelet. Les deux femmes étaient dans une relation de domination particulièrement violente, brutale, sans emballage.

L’histoire des zars en exil n’est rien d’autre que cela des relations de puissance et le mode magique
revisité demeure celui de la relation perverse d’un créateur (qui créé sa loi) avec un patient sadisé et crédule. »


La relecture du carnet de terrain permet de rappeler ce moment violent où nous fûmes particulièrement mal à l’aise, tant au cours de cette observation directe la dimension d’exil faisait redoubler cette scène de cruauté. Ces espérances illimitées (Amérique etc..) que faisait naître la maîtresse de la cérémonie, justifiait la mise en esclavage du client devenu sujet. Cette position abusive renvoyait encore à la relation ancien migrant/nouvel arrivant et la tendance des uns à exploiter les autres. La solidarité à Deim est toujours relative. Les anciens migrants possèdent mille et une manières de gruger les nouveaux venus.

Jeux et divertissements abyssins du Suk el Deim.

Le Suk El Deim est directement géré par la ville de Khartoum et rien de ce qui s’y passe n’échappe aux autorités. Dix pour cents des échoppes sont tenus par des Abyssins, gérants mais non propriétaires. Cent onze magasins (en réalité des entrepôts améliorés) forment la totalité du marché.

La location d’une boutique s’élève à 100 000 Livres Soudanaises par mois. Les entreprises les plus lucratives sont les compagnies de téléphone, spécialisées dans les télécommunications avec l’Éthiopie. « Call home, from here » peut-on lire sur la devanture d’un emplacement appartenant à un Éthiopien. Les réfugiés sont rarement maîtres des lieux ils louent le plus souvent les locaux.

La relation entre les propriétaires soudanais et les gérants éthiopiens est réglée d’avance par le gouvernement et ne tend pas, de ce fait, à engendrer de conflits. Tout y est soumis au contrôle de l’état. C’est dire si ce souk est loin de former un habitat informel mais plutôt une construction carrée et rationnelle censée contrôler les échanges.

La structure n’est pas aussi rigide qu’on aurait pu le penser, les transactions se font librement et le Suk el Deim est le cœur des échanges de boissons alcoolisées et de tous les trafics.

« Des débits de boissons, il y en a dans tous les recoins à Deim ! Tout le monde le sait ! En immigration les Nuba et les Éthiopiens s’entendent bien sur la question des boissons ! Ce sont généralement les Nuba qui préparent l’araki (alcool local à l’anis) chez eux. On vend, on boit on échange surtout avec les « Janubi » (les gens du sud).

Le Suk el Deim vit du business de l’alcool. Les autorités attrapent les dealers, les mettent en prison, dès qu’ils sont sortis de prison, ils recommencent.
D’abord, parce que pour nous c’est impossible de renoncer au tedj . Ici, à toutes les grandes occasions il y a du tedj et les autorités ont quand même une certaine souplesse. Ils savent que c’est notre tradition.
Le tout c’est de ne pas boire de manière spectaculaire, en public. Chez toi, tu fais ce que tu veux. Il y a qu’à voir les Chinois avec la bière et les kawadja (étrangers) avec le whisky… »

Cet entretien, effectué au centre du souk démontre la souplesse des comportements. Les interactions ne sont soumises à aucun principe de rigidité. Il existe aussi une forme de tolérance, variable et toute relative, à l’égard des boissons prohibées. Ces observations méritent de réviser les opinions trop tranchées que l’on peut rencontrer dans la littérature, même grise, à l’égard du gouvernement soudanais et de ses soit- disant fixations à l’égard de la charia. Il existe une forme de respect envers les us et coutumes des chrétiens. Rien n’est moins variable il est vrai, que cette tolérance qui demeure soumise aux aléas de la politique.

En l’espace de quelques heures, à la tombée de la nuit, le souk se transforme en immense ère de jeu. Les propriétaires, les gérants, les clients, manutentionnaires, amis, relations se réunissent. Le mélange ethnique est assez représentatif de ce que l’on peut également observer à Omdurman. Déplacés en provenance du Sud : Nuba, Nuer et Dinka jouent aux cartes et aux dominos avec les réfugiés abyssins. C’est presque un tiers de la surface de cette halle qui est alors en train de se divertir. Bien évidemment ces espaces sont uniquement masculins mais on y trouve des réfugiés de tous les âges, certains désormais habillés à la façon soudanaise. Ces divertissements communs, cadres d’une expérience partagée, offrent l’aspect insolite de ce que pourrait être une intégration urbaine réussie.

Ce qui est spectaculaire n’est pas toujours réel mais dans le cas de Deim nous pouvons soutenir l’existence d’une vraie mixité ethnique produite par une intelligence du savoir vivre ensemble.

« Au Suk El Deim, tous les Éthiopiens qui sont là, sont de vieux immigrants/ou réfugiés, ils parlent tous parfaitement l’arabe. D’ailleurs, ils ont beaucoup perdu de leur « éthiopianité ». Ils fument la shisha (narguilé), c’est dégoûtant dans notre culture. Vous avez déjà vu des Éthiopiens fumer la shisha ? Alors il faut aller au Suk El Deim ! »

Contrairement à ces Abyssins, très soudanisés, Takkala se présente tel un puriste des traditions et n’hésite pas à vitupérer (chaque fois qu’il en a l’occasion) contre ces Éthiopiens qui se sont arabisés :

« Ils se dépossèdent (soupire Takkala d’un air apitoyé) ! Ils désapprennent. Ils oublient. Dans notre culture nous méprisons les bavards. Nous autres Éthiopiens nous n’aimons pas parler de tout, sur tout, n’importe quand ! Au Suk El Deim, ils parlent tout le temps, comme des Soudanais. Ils s’assoyent avec les Soudanais et parlent parlent à ne plus en finir…Quand ils parlent et fument ce truc dégoûtant, cette mélasse, c’est pire encore ! Cela ne ressemble à rien d’Éthiopien ! Ces gens là sont restés trop longtemps au Soudan ! »

Déplore Takkala (au Soudan depuis 7 ans) avec une moue de mépris. Cette diatribe dénonçant une forme d’acculturation, par un élément de la communauté déjà lui aussi fortement imprégné de la société d’accueil, est à comparer avec d’autres situations migratoires. Les ensablés d’Éthiopie (anciens colons italiens de l’époque fasciste) étaient toujours prêts à dénoncer leur voisin comme plus « ensablé » (acculturé) qu’eux et chacun d’eux rivalisait pour démontrer qu’ils étaient restés des Italiens purs.

A Marseille, nous avons également assisté, au sein de la communauté comorienne, à une dénonciation des emprunts occidentaux par des Comoriens acculturés. Ces derniers déclaraient que les modes marseillaises avaient « pollué » leurs coutumes alors qu’ils demeuraient inconscients des influences de ces mêmes modes sur eux.
Sans vouloir imposer un regard « surplombant » il semble que dans ces situations un regard extérieur (étranger) peut réellement contribuer à faire une sorte de tri objectif entre l’innovant et le coutumier, sans pour autant imposer un diktat extérieur de celui qui s’attribue la place de celui qui sait (la position de savoir) et qui va révéler à l’autre ce qu’il est. Les ethnométhodologues répugnent (en général) à adopter ce genre de posture.

Takkala qui avait également du goût pour le jeu de cartes, réprimandait, en usant du répertoire moral, les Éthiopiens du marché qui « jouaient tout le temps ». Accusant ce qu’il faisait lui même…

« Dans nos traditions, continue Takkala, ce qui compte c’est le travail. Le jeu vient après le travail et exclusivement le dimanche et jours de fêtes. Ces Éthiopiens du Suk jouent tous les jours, vraiment cela ne va pas ! Ils jouent, ils boivent, ils dorment ! Boire pour certains éthiopiens c’est un vrai sport national ! Cela leur permet d’oublier leur famille et leur pays. Ils ont besoin d’arrêter de penser ! Boire ça arrête la pensée !
Certains n’ont même plus de maison et dorment à même le sol dans le Suk.

-Pourquoi ce n’est pas bien d’oublier sa maison ?

-Parce que leur pensée est en prison. Leur pensée rentre en prison (« enter to prison »). La prison de la boisson et du bango (hashish). C’est facile de voir qui se trouve sur l’effet du bango au souk ! Il y en a même qui boivent de l’essence pour oublier.

-Oublier quoi ?

-Oublier le passé le futur ! Si tu bois beaucoup tu peux arriver à oublier les deux !

-Que disent les Soudanais ?

-Ils font la même chose ! Surtout ceux du sud qui sont très copains avec les Éthiopiens ! Enfin ce sont des copains de beuveries vous voyez ce que je veux dire ! Mais c’est naturellement que les Djanubi (sudistes) s’associent avec nous car nous sommes des groupes dominés ! Nous, nous sommes des marchandises délaissées par le HCR, eux, ce sont des sudistes abandonnés aussi par le gouvernement nordiste soudanais.


Dialogue retranscrit in extenso car il montre de façon poignante le lien évident entre déplacés soudanais (les Nuba du marché) et réfugiés. Les protagonistes identifient eux-mêmes, avec clarté, la nature du lien les unissant. Le sentiment d’abandon, la conviction d’être des exclus, des marginaux, des catégories oubliées.
Il évoque, par ailleurs, l’utilisation de l’alcool pour « brûler » les représentations temporelles celles du passé mais aussi de l’avenir.
Si l’on joue dans le quartier, on y boit et l’on s’y procure d’autres plaisirs illicites sous le regard très réprobateur d’autres groupes ethniques qui dénoncent les comportements abyssins tout en en profitant comme ce Congolais chrétien qui déclarait comme suit

« Les Éthiopiens sont les rois de la magouille, ils vendent leurs femmes ce sont des chauves-souris. Tu les vois toujours dans les coins sombres à magouiller. Ils organisent les réseaux de prostitution et d’alcool et, en plus, ils se convertissent à l’Islam par opportunisme. Tous les Mohammed du marché avaient des prénoms chrétiens avant ! Il y a trop de mariages mixtes et de convertis à l’islam ! Ils sont double face ! Moi, il y en a un au marché qui est venu directement me proposer de coucher avec sa femme contre du « gurush » (argent). Sa propre femme (insiste Charles-André). Et je l’ai fait d’ailleurs ! J’ai été. Il fallait payer à l’avance en plus ! Elle recevait toute la journée et son mari faisait les accompagnements. Il y avait un vrai va et vient. Mais l’homme allait recruter pour sa femme au marché ! Quel genre de chrétiens ce sont ? »

-Mais, quand même, tu as dit que tu as été !

-C’était avant de me marier avec MIMI !

Il ne faudrait pas tirer de cet exemple des généralisations mais il est toutefois intéressant de mesurer combien les stéréotypes de la morale soudanaise ont aussi influencé les positions éthiques d’autres migrants. Pour Charles-André, les Éthiopiens sont des « gigolos », des « dealers » et il déclare préférer la gentillesse des soudanais du nord- dont il vante la courtoisie et l’honnêteté- alors que les gens du sud, pour lui, sont des « vauriens » et des buveurs invétérés comme les Éthiopiens…

Mariages, décès, naissances à Deim.

Les divertissements ne sont pas les seules activités qu’offre la vie sociale à Deim. Les actes fondamentaux de la vie des individus y sont aussi également consignés.
On naît, vit, se marie, élève des enfants et meurt à Deim. Un endroit, qui, à bien des égards, malgré ce que les réfugiés en disent, se rapproche plus d’un espace d’installation que d’un terrain de passage. Les vieux réfugiés du souk y ont élevés leurs enfants et les questionnaires nous apprennent que sur les 161 réfugiés entendus, au moins 40 personnes ont plus de quarante ans. L’âge moyen, calculé pour nos enquêtes, est donc nettement supérieur à Deim qu’il ne l’est au Caire, où à peine 15 réfugiés sur 131 avaient plus de quarante ans.

Même en l’absence d’échantillon construit dans les règles de la statistique, on peut en conclure que le temps d’exil au Soudan est plus long. On peut y rester « scotché » pendant des années sans avoir de porte de sortie. Aussi tout en gardant une psychologie de transit (« demain je pars pour l’Amérique ») ; les Abyssins y fondent des familles plus ou moins stables et demeurent liés par de multiples relations.
Un schéma inverse a été observé au Caire où les éléments de la communauté ne se mariaient qu’à partir du moment où ils avaient été reconnus réfugiés. Ils ne s’engageaient dans une vie de couple que lorsqu’ils étaient plus moins sûrs d’avoir une chance de partir du Caire et d’être ré-installés à l’Ouest. Cette attente pour des départs plus lointains explique le faible taux de fécondité chez les migrants forcés au Caire. Dans la capitale égyptienne, seulement 10% des personnes interviewées ont un eu un enfant en immigration, alors qu’au Soudan les réfugiés avaient de nombreux enfants.

Les cérémonies importantes, qui ont lieu à Deim, témoignent des ancrages familiaux dans le quartier. Celles-ci sont moins impressionnantes dans une ville comme le Caire. Nous avons eu l’occasion de filmer un mariage, réunissant plus de 250 personnes, animé par un azmari (troubadour) qui jouait l’instrument classique des hauts plateaux : le masenko. Certains Bani Amer à Khartoum « sont si riches » qu’ils font venir des musiciens de l’Érythrée pour des occasions importantes. La légalisation (ancienne) du séjour de cette famille permet cette visibilité. Le père de la mariée avait fait préparer d’énormes marmites pleines de « doro watt » (ragoût au poulet pimenté). La mariée, peinte au hénné, était couverte de dessins à la manière soudanaise (ou des basses terres érythréennes). Ces amies étaient toutes tatouées ainsi.

Ces décorations sont censées correspondre à un élément spectaculaire de « soudanisation » à l’instar du thob, voile de coton soudanais de 7 mètres, avec lequel elles se drapent. L’azmari (troubadour) est un ancien soldat de Manguestu d’origine érythréenne, il appartient à la vague de réfugiés ayant fui le nouveau régime des tigréens.

Partisan de l’unité entre l’Érythrée et l’Éthiopie il ne lui répugne pas de chanter, pour cette soirée, la gloire du lieutenant Manguestu Hayle Maryam, ancien dictateur de l’Éthiopie.

« Le pays est au main d’une bande ethnique » lance l’azmari, suppôt de Manguestu, en grattant sur son instrument. Sa voix impose le silence et il est écouté dans un calme parfait.
Les invités, tous voisins, et habitants du quartier, sourient et une interaction émerge dans la salle (comme c’est l’habitude en Éthiopie). Les convives répondent au troubadour, un dialogue animé est entamé.
Le public est fondamentalement formé d’anciens supporters de Manguestu. La majorité est d’origine tigréo-amhara. Il s’agit de la dernière vague de réfugiés abyssins au Soudan. Après quelques credo politiques relatifs au génie de Manguestu (lancés sur le mode de l’évidence et d’un consensus soudant les gens entre-eux) l’artiste chante des compliments sur les mariés et leurs familles.

Les réfugiés ont souvent comparés cette vie intense à Deim avec Djeref, autre quartier de réfugiés (plus largement érythréen), en évoquant la pauvreté sociale de cette zone.

« Djeref, c’est un désert social. Les voisins ne peuvent pas accourir en cas de mariage ou de décès. Tu es seul, à Djeref. A Deim, ce qui est important c’est la valeur du voisinage. C’est précieux pour nous ! Nous ne naissons pas seuls, nous ne mourrons pas seuls à Deim ! »

Cette solidarité est réellement la valeur ajoutée de ce quartier. Elle est singulière car elle ne se manifeste pas dans tous les quartiers de Khartoum. C’est pour cette raison que les habitants, en définitive, parlent de préférer « un cagibi à Deim, qu’un palais à Omdurman ! ».
Beaucoup sont prêts à faire tous les sacrifices pour rester à Deim. C’est la solitude et l’isolement social que les réfugiés craignent le plus. Être coupé des autres réfugiés lorsqu’ils sont malades où lorsqu’ils terminent leur vie, leur paraît la plus dure des conditions. Cette sociabilité en œuvre dans ce territoire se forme autour de trois axes économiques marginaux : la vente d’alcool, la prostitution et la voyance. A bien des égards Deim s’apparente à un Pigalle soudanais. Les activités autour du marché sont
le produit d’interactions souvent placées sous le signe du désespoir. Prostitution, alcoolisme et cérémonies dégradantes ne se font pas par goût particulier du vice mais répondent aux exigences de la survie. Celles-ci ne sont pas les seules activités et le marché est une ruche où l’on trouve tous les métiers liés à la mécanique. Dans cet univers ou règne la Charia, l’illicite demeure le seul domaine sans concurrence. Ainsi ce sont les occupations les moins respectables qui sont aussi souvent les plus rentables.

Les migrants forcés nous sont apparus comme des fabricants de lieux. Les territoires ne se construisent pas hors des interactions avec la société d’accueil. Le territoire n’est pas un no man’s land coupé du reste du monde. Il est créé par les réfugiés mais il est également le produit d’une négociation entre les passagers et leurs hôtes. Il résulte d’une tension entre les circulants forcés et les autochtones. Les zones qu’ils façonnent sont des lieux « autorisés » où les migrants ne sont presque jamais les propriétaires mais les gérants. Instables, ces lieux peuvent se transformer à n’importe quel moment, selon la volonté des patrons et princes et demeurent de ce fait des territoires précaires, même si durables dans la précarité.


Notes :

1-Lire la définition du territoire donnée par Alain Tarrius, Les nouveaux cosmopolitismes, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2000, p.123. « Le territoire est une construction de la venue à forme puis à visibilité sociale d’un groupe d’une communauté, ou de tout autre collectif dont les membres peuvent employer un « nous » identifiant. »

2-Lire le très bel article de Daniel G.Cohen, Naissance d’une nation, les personnes déplacées de l’après-guerre, 1945-1951, Genèses 38, mars 2000, pp.56-78. L’auteur fait la genèse de l'identité bureaucratique du « réfugié » et du DP. »la convention de Genève, dit –il en conclusion, cristallise par le droit, l’existence du peuple réfugié façonné par l’OIR.C’est en effet sous l’impulsion déterminante du droit –et de son pouvoir réificateur- que les réfugiés se transforment en catégorie sociale.

3-Ahmed Karadawi, Refugee policy in Sudan 1967-1984, New-York-London, Berghan, 1999, 262p.

4-Gaim Kibreab, COR, UNHCR,WFP.

5-Pour plus d’informations sur les méthodes d’évaluation des inégalités est donné dans l’excellent ouvrage de P.Coulter, Measuring inequality, a methodological handbook, London,1989,Westview Press, 204 p.

6- J’insiste ici sur ce fait car j’ai hautement regretté de pas avoir une équipe pour effectuer une enquête plus perfectionnée et plus représentative de manière macro

7-Takkala, entretien à Khartoum le 5 février 2002.

8- Sur les phénomènes de possession se référer aux ouvrages de Michel Leiris et de Jacques Mercier. Le rituel permet en théorie aux possédés de vivre de manière plus harmonieuse avec leurs zars. Ces « fêtes » permettent aux patientes de prendre connaissance des exigences des esprits qui les possèdent et donc de mieux les comprendre. Ces cérémonies sont le plus souvent pratiquées par des femmes populaires dans différents pays d’Afrique comme l’Ethiopie, l’Erythrée, le Soudan mais aussi
dans un pays moyen oriental comme l’Egypte. Nous avons pu assister à différentes mises en scène du zar dans toutes ces contrées. Le documentaire « Nomades et pharaons » tourné en 2003, explore la notion de guérison par le zar. L’une des actrices indique que le rituel est une médecine. Un remède à la frustration mais aussi à toutes formes d’aigreurs sociales et psychologiques.

9- Notes personnelles de terrain.

10-Boisson éthiopienne, alcoolisée, à base de miel.

11-Fabienne Le Houérou, L’épopée des soldats de Mussolini en Abyssinie, les « ensablés », Paris, L’Harmattan, 1994, 199 p.

12-Fabienne Le Houérou, Les Comoriens de Marseille, d’une mémoire à l’autre, Paris, Autrement, 2002,179p.

13-Seuls les travailleurs immigrés dans les pays du golfe peuvent se payer ce luxe.


Fabienne Le Houérou (chercheur au Centre d’Études et de Documentation Économiques, juridiques et sociales CEDEJ et visiting researcher à L’université Américaine du Caire, Forced Migrations and refugees Studies FMRS).







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