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Anne Larue
Paris, France - Française
Récits
2. Ankh n'avait jamais connu de tremblement de terre
La jeune femme blonde qui descendit de cheval n’avait jamais connu de tremblement de terre.
Sous le regard brûlant que les sculptures de deux géants abritaient mal dans les plis de leur capuchon, Ankh franchit l’arche de pierre qui marquait l’entrée de Zeïkos. Elle se dirigea vers le bureau d’accueil, porte A (Maintenance et Gestion de l’Ouverture et Fermeture des Portes de la Cité de Zeïkos-La-Dorée). Elle demanda en français un passeport pour entrer dans la ville. Heureusement, à l’époque, soit dix ans après les événements, Zeïkos était, certes, une bourgade tracassière, amoureuse des sceaux de cire collante et des parchemins odoriférants, mais du moins les passeports étaient-ils (encore, en cet heureux temps) gratuits. La ville déployait son luxe administratif pour montrer son opulence au visiteur car, opulente, à l’époque, Zeïkos l’était. Vous qui savez ce qu’il est advenu de Zeïkos par la suite, froncez le sourcil et vous étonnez fort de trouver la cité si opulente. Mais c’était à l’époque : très précisément à l’époque.
Ankh était une fort jolie grande perche aux yeux vert céladon : dans la masse dansante de ses cheveux blonds se lisait toute la fantaisie de sa charmante personne. Elle ne savait pas trop ce qu’elle voulait, confondait le passé avec l’avenir mais avait enfin appris à parler aux chevaux. Elle avait tué une petite centaine d’hommes avec la courte épée qu’elle portait à la ceinture, dans un vieil étui fort banal. Elle avait aussi fait quelques heures de prison avec une amie. Motif ? une simple Insoumission Sociale de type II. Elle n’avait donc jamais été poursuivie pour meurtre. De son métier, elle était médiéviste. Ce travail consistait à dérouler sur un écran des signes complexes et répétitifs. Ankh et ses collègues les stockaient avec insouciance sur des supports archivistiques totalement dématérialisés.
Elle ne savait pas encore très bien monter à cheval, ce qui n’était pas un problème car le cheval, lui, savait. Il connaissait les horaires de la ville et avait pris soin de les mener, lui et son improbable cavalière, largement avant l’heure fatidique à la porte des bureaux. Trop d’histoires de mendiants devant dormir sur place après 16 h parce qu’ils avaient raté l’ouverture des portes de Zeïkos-La-Dorée étaient parvenues aux sages oreilles d’Holinshed. Le destrier n’avait pas envie de faire la queue toute la soirée avec une bande de ruffians venus de tous horizons.
Après une demi-heure d’attente, Ankh se vit remettre un épais parchemin par les employés de la Porte, qui y ajoutèrent des publicités pour les attractions de la ville. Elle sortit avec sa liasse de documents, fit un signe au cheval qui l’attendait sans rien dire (pas la peine d’affoler les populations) et tous deux se mirent en quête de l’auberge des Adrets (bains chauds tous les soirs, boxes pour chevaux, dragons quartz et dragons prinz, spécialité de pommes de terre rôties farinées aux herbes).
Ankh trouva charmante la promenade dans la ville, avec sa rue principale animée, ses habitants aux joues rouges comme des pommes, ses petits chalets bien astiqués où pendaient des saucisses, les tabliers de cotonnade verte des hommes, les bottines de soie bleu vif des femmes, les cris des enfants joyeux, les traîneaux, les luges qui crissaient sur le sable doré imitant la neige, les bonnets à pompons jaunes, les chiens qui souriaient, la langue pendante gentiment entre les crocs, les cuvées de vin chaud qui fumaient malgré la fournaise ambiante (on était en plein mois de juillet), les bassines de cuivre d’où montaient le parfum capiteux de la sauce brune aux pruneaux dans laquelle les gros marchands rieurs touillaient inlassablement un ragoût de pattes de poulet, les oublies d’acacia brûlantes qu’on achetait pour quelques sous (mais Ankh et son cheval n’avaient même pas ces quelques sous), enveloppées dans les feuilles d’une plante locale appelée Sceau de Salomon ; bref l’air réjoui et prospère que tout le monde arborait.
« Quel bonheur que cette animation marchande, après tant de solitude », dit Ankh au cheval qui fit la moue. La vie à Zeïkos lui rappelait un peu trop les marchés de Noël alsaciens qu’il avait connus « à une certaine époque » (il refusait d’en dire plus sur le sujet). De surcroît il savait que, de toute éternité (cette fois, cela n’avait rien à voir avec l’époque), une seule baie de Sceau de Salomon pouvait tuer un cochon entier, et la moitié d’une baie, la moitié d’un chat. « Les feuilles aussi sont très toxiques », ajouta-t-il d’un air lugubre. Ankh coula un regard de regret vers les petits beignets frisottés, puis se souvint qu’ils n’avaient pas de quoi payer. Elle se mit en quête de l’auberge dans le but de pratiquer la grivèlerie de haut vol (elle s’en sentait parfaitement capable), sans avoir obtenu de réponse à sa question pourtant essentielle (« c’est quoi, Holinshed, un marché de Noël alsacien ? »).
Elle prit donc, et on la lui accorda sur sa bonne mine, une chambre au-dessus de ses moyens et Holinshed se dirigea d’un pas fier vers les écuries. La gabardine vert vif que portait Ankh, pimpante avec ses gros boutons dorés, avait produit tout son effet sur l’aubergiste, pour ne rien dire de la crinière délicatement tressée d’Holinshed et de son tapis rose vif sous sa jolie selle assortie. « Il ne me manque d’un peu de mascara pour être parfait », pouffa Holinshed en battant des cils. Ankh rit aux éclats. La perspective d’une vraie chambre l’enchantait. Ils avaient prévu de filer à l’anglaise le lendemain aux petites heures du matin, et de disparaître dans la poussière du désert et un incognito parfait.
Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. Après tout, c’était la première fois qu’Ankh se séparait d’Holinshed depuis les trois mois que durait ce qu’il appelait assez pompeusement « l’Anabase ». Elle en éprouva une telle nostalgie qu’à peine nourrie des fameuses pommes de terre, lavée et installée dans sa chambre gratuite, elle retourna aux écuries, et ce fut cela qui les sauva tous deux.
Holinshed était attaché. Il avait commencé à ronger sa longe quand arriva Ankh. Il lui dit que Zeïkos ne leur serait pas propice. Ankh tenta de calmer ces intuitions néfastes ; il était bon de prendre un peu de repos. Sa première chambre depuis trois mois ! Elle avait enfin bien mangé ; lui, Holinshed, avait dévoré un picotin du meilleur grain d’avoine, rond et doux à miracle. N’était-ce pas merveilleux ?
– On part, dit Holinshed. Tout de suite.
Ankh avait une qualité : elle savait obéir aux chevaux. Ils s’enfuirent donc sur-le-champ. Le premier grondement souterrain les surprit à plusieurs kilomètres de Zeïkos-La-Dorée, qui fut par la suite appelée Zeïkos-La-Fumeuse, puis Zeïkos-Pierre-sur-Pierre, et pour finir Zeïkos-Le-Charnier-des-Vipères – c’est dire que, vers la fin, Zeïkos n’était plus rien.
Ankh demanda à Holinshed comment il avait pressenti le danger.
– Facile, répondit le cheval. Il y a des Vases partout dans le pays.
C’était d’étranges cratères posés sur des supports de pierre. Ils étaient ornés de huit figurines infernales, tenant chacune dans sa bouche une lourde bille, prête à tomber.
– Je croyais que c’était des objets de culte, dit Ankh.
– Pas du tout, répondit Holinshed. Tu ne vois pas que ce sont des sismographes ?
Tout près d’eux, un Vase émit une sorte de bourdonnement : deux des monstres crachèrent une bille, dans deux directions opposées.
– Zeïkos ? demanda Ankh.
Le cheval examinait le dispositif avec attention.
– Une chance sur deux, répondit-il. Une des directions marque Zeïkos, l’autre la Rase-Campagne. Partons vers le Nord.
Ils marchèrent jusqu’à la tombée de la nuit ; puis ils s’arrêtèrent et Ankh ramassa un peu de plantain, ainsi que quelques pissenlits qu’elle agrémenta, sur les conseils d’Holinshed, de pétales de roses trémières (très nourrissant, délicieux, ajoutant une jolie couleur au plat), pour hacher le tout en bouillie comme tous les soirs, à l’aide de son épée qui avait si souvent trempé dans le sang humain. Force était de constater que, sur la lame rouillée, les protéines purement humaines allaient s’amenuisant. Ankh pila quelques insectes, et soupira : elle était incapable de dépouiller une proie quand elle avait réussi à en abattre une. Elle avait bien tenté une fois de prélever à même la bête un filet de rufignac cornu, mais, au moment où son épée avait fendu l’air, le rufignac cornu avait pris la fuite : il ne devait pas être tout à fait mort, telle avait été la conclusion désabusée d’Ankh. Heureusement, grâce à Holinshed qui en savait long sur la survie en milieu hostile, elle avait appris à cueillir des plantes sauvages et, grâce à sa propre nature philosophico-fataliste, à s’en contenter. Elle eut néanmoins la chance, ce soir-là de trouver aussi des mûres pas très mûres, mais qu’elle mangea quand même. Holinshed attaqua gaillardement un carré d’herbe.
– Du pourpier, dit-il. Tu peux en prendre. Dis-moi, pourquoi tu réduis tes plantes en bouillie ? Tu devrais plutôt te faire des petites salades !
– La bouillie me tient mieux au corps, répondit Ankh. Je n’ai pas quatre estomacs, moi !
– Moi non plus, répondit Holinshed sans se fâcher. Je ne suis pas une vache.
– Ah, pardon, Holinshed, dit Ankh. C’est quoi, ça ?
– Campanule raiponce, répondit le destrier. Tu peux manger les racines. Évidemment, ce serait meilleur avec de la sauce blanche…
Ankh n’avait ni sauce blanche pour agrémenter les racines de campanule, ni couteau, ni outil, ni tente. Elle ne savait pas faire de feu. Elle n’avait ni gourde ni récipient en métal – à moins qu’on puisse appeler « gourde » sa bouteille en verre sans bouchon, qu’elle remplissait à tous les torrents de rencontre avant de la caler à la diable sur le devant de la selle. Elle ne savait ni pêcher, ni construire un abri, ni soigner les plaies, ni poser de collets. Pour tout dire, Ankh était une campeuse des plus piètres. En partant, il y avait maintenant trois mois, elle n’avait même pas réussi à mettre la main sur ce que la lettre qualifiait pourtant d’indispensable : du fil de fer et des allumettes. Ces choses-là étaient interdites. On en trouvait, bien sûr, au Musée des Traditions Médiévales, et aussi des bougies (encore un objet que mentionnait la lettre). Mais cambrioler le musée n’aurait été possible qu’en attendant que la Grande Déflagration soit déclenchée – là, Ankh-La-Pilleuse aurait eu tout ce qu’elle voulait. Mais on ne prend pas un tel risque. Tant pis, Ankh-La-Tête-de-Linotte était partie sans allumettes, sans bougie et sans fil de fer.
Ankh et son cheval ne virent pas Zeïkos trembler, ni les pans de murs s’effondrer sur les habitants hurlants. La belle rue principale, naguère si prospère avec ses petites boutiques, était désormais en cendres, et une pourriture entêtante montait déjà des cadavres fumant sous le soleil de juillet, porteuse d’effluves de peste. On sait qu’une ville se remet toujours gaillardement de ce genre d’épisode, mais sur le coup, c’est toujours un peu triste de voir des modillons, des métopes, des cariatides, des absidioles, des édicules, des chapiteaux, des abat-sons, des corbelets, des poivrières, des trochyles et même de simples murs s’effondrer à cause d’un tremblement de terre, jusqu’à former une colline de pierres cassées – sans compter les gens qui, dessous, dorment leur dernier et très inconfortable sommeil. La poudre dorée de la fausse neige de Zeïkos avait beau nimber de son brouillard splendide le spectacle de la désolation, ledit spectacle n’en était pas moins horrible. Mais nos deux voyageurs n’en eurent aucun écho.