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Fabienne Le Houérou
Eguilles, France - Française
Articles
Entretien avec Barbara Harrel-Bond
Le drame de la place Mustapha Mahmoud au Caire raconté par Barbara Harrell-Bond.
Le 30 décembre 2005, eut lieu l’effroyable massacre, par la police égyptienne, d’un nombre de Soudanais oscillant, selon les sources, entre 27 personnes (d’après les autorités) et plus de 200 (d’après le chiffre cité « selon des témoins oculaires, la presse internationale et des organisations des droits de l’homme » par le Parlement européen). Faisant suite au traité de paix au Sud-Soudan de juin 2004, le HCR a décidé d’arrêter toute procédure en vue de la reconnaissance du statut de réfugié en faveur des Soudanais. Durant des semaines les pourparlers entre l’organisation onusienne et les leaders des réfugiés ont « pataugé » jusqu’à ce que le HCR sollicite la police égyptienne pour évacuer les manifestants. Barbara Harrell-Bond, anthropologue, spécialiste des Études sur les Réfugiés et la migration forcée (Forced Migration and Refugee Studies) de l’Université Américaine du Caire répond aux questions de Fabienne Fabienne Le Houérou (Le Caire, 28 avril 2006).
FLH : J’étais à Philadelphie invitée par le « center of ethnopolitical conflicts » quand c’est arrivé. J’ai appris les nouvelles du massacre des Soudanais au Caire à la télévision américaine. Les journalistes présentaient les événements du 29 décembre 2005 comme relevant de la responsabilité de l’armée égyptienne qui avait tiré sur les réfugiés soudanais.
BHB : Tout d’abord tout a commencé avec quatre jeunes gens qui avaient suivi un cours à l’université américaine sur le « Droit d’Asile ». Ils ont appris à connaître ces droits et comme ils savaient que les réfugiés étaient sans voix ils se auto baptisés « la voix des réfugiés ». la manifestation a commencé fin septembre et il y avait des pancartes et des banderoles partout sur la place avec leurs remontrances et leurs revendications contre le HCR (Haut Commissariat pour les Réfugiés). Il y en avait beaucoup écrites aussi bien en arabe qu’en anglais. Certaines revendications disaient qu’ils voulaient préserver leurs femmes et leurs enfants des abus sexuels dans la rue et objectaient contre les rapatriements volontaires, ils disaient non à l’intégration tout cela sur des panneaux colorés et des draps. Il y en avait partout. La première réaction du HCR a été de dire que cela ne les concernait pas car les gens était soit disant des « migrants économiques » et qu’ils avaient été déboutés, rejetés par le HCR. J’ai envoyé mes étudiants pour effectuer des recherches et ils ont pris des photos des réfugiés avec leurs cartes jaunes (carte d’asile temporaire) et leurs cartes bleues (carte de réfugié). En réalité deux tiers des gens qui participaient à la manifestation étaient sous la responsabilité du HCR et seulement une infime minorité avait été rejetée. Les gens ont rejoint la manifestation de bouche à oreille. Rappelez-vous l’année dernière il y avait eu également une manifestation devant les bureaux du HCR. Les gens étaient arrivés pour une réunion qui devait avoir lieu après le déjeuner ; ils avaient été réunis par une ONG égyptienne. Ils contestaient la décision de juin 2004 qui décrétait que les Soudanais ne devaient plus être interviewés et de leur fournir qu’un asile temporaire ce que l’on appelle la protection de la carte jaune. A midi ils étaient déjà quelques centaines et la représentante du HCR au Caire, Anna Liria Frank, a tenté de les rencontrer mais n’a pas pu leur parler. Les réfugiés étaient très agités ; certains, paraît-il, jetaient des cailloux et la police a été sollicitée pour intervenir, le représentant de l’ONG égyptienne qui avait organisé le meeting, devant cet état de fait, a décidé de ne plus participer à la réunion. 23 réfugiés ont été incarcérés et il a fallut beaucoup de temps pour les sortir de prison.. La manifestation de décembre 2005 a donc tout appris de celle de 2004 et ils ont décidé qu’ils allaient organiser un sit-in pacifique devant les bureaux du HCR. Le lieu sélectionné n’est pas un accident. L’endroit était donc un point stratégique : c’était au centre de la ville avec le trafic tout autour. La police les protégeait et les réfugiés ont entretenus de très bonnes relations avec la police.
FLH : Au début !
BHB : Non durant les trois mois où ils sont restés camper sur la place Mustapha Mahmoud. Ils bavardaient avec la police, les réfugiés faisaient des speechs avec des mégaphones deux fois par jour et la police bien sûr pouvait les entendre. Sadeck El Madhi (représentant du parti d’opposition soudanais, réfugié au Caire) est venu deux fois leur rendre visite. La première fois il a dit « viva la manifestation ! » se battre pour ses droits c’est très bien ! A sa deuxième visite il leur a dit de quitter le parc.
FLH : Pourquoi ? Est-ce qu’il savait quelque chose ?
BHB : C’est une personne qui a fait des études poussées…(…) Les réfugiés voulaient bien sûr négocier avec le HCR mais le HCR ne voulait rien entendre. Lorsque Sadeck El Madhi est venu la seconde fois il a dit aux réfugiés de retourner chez eux parce qu’ils savaient que du point de vue du gouvernement égyptien c’était illégal et que le HCR ne bougerait pas. Son premier discours n’était pas très sage. Je me rappelle très bien que les leaders de la manifestation sont venus me voir chez moi.
FLH : Avant la manifestation !
BHB : Non après son commencement et je leur ai dit de ne pas la faire ! Ils étaient quatre au départ, le groupe initial. Ils avaient des speechs tous les jours et étaient remarquablement organisés. Il avaient mis en place un service de sécurité au sein même de place avec des brassards rouges qui contrôlaient les cartes d’identité de ceux qui voulaient rentrer sur la place et ils avaient des chargés en communication si bien qu’il était très difficile de leur parler directement dans le parc. Et c’est seulement parce que mes étudiants sont restés là-bas pour une longue période de temps qu’ils ont pu parler avec les femmes et les enfants et différents groupes de gens. Ils souhaitaient présenter un front uni de leurs revendications et ils insistaient pour dire qu’ils venaient des quatre coins du Soudan qu’ils n’étaient pas uniquement des soudanais du sud mais qu’il y avait des gens du Darfour et des gens de l’Est. Le HCR de son côté disait que la plupart était en provenance du sud Soudan et qu’ils étaient là parce qu’ils ne souhaitaient pas retourner dans leur pays (après les accords de paix). Le HCR disaient que ces gens là voulaient être réinstallés dans un pays tiers. La chose intéressante et que ces quatre jeunes gens qui au début avaient tout organisé avaient appris à l’université américaine dans le cours sur l’asile que la réinstallation n’était pas un droit et de ce fait la réinstallation n’était pas un objectif du comité d’organisation. La seule chose qu’ils sollicitaient était que si le HCR ne pouvait solutionner leur problème de les envoyer dans un autre pays quel que soit ce pays mais un pays où il n’y ai pas de discrimination ; mais un pays où il n’y a pas de discrimination cela n’existe pas. La discrimination est partout dans le monde ! Un samedi je suis allée au parc avec Fateh, le Directeur du programme des « Forced Migrations and Refugee Studies » et il y avait quelque chose comme 4 000 personnes là-bas ! C’était énorme ! Il m’a paru que certaines personnes avaient abandonné leurs appartements car ils ne pouvaient plus payer leurs loyers, certains avaient gardés leurs logements mais vivaient dans le parc, d’autres encore qui avaient des jobs partaient travailler le jour et revenaient au parc la nuit pour y dormir. Nous avons observé qu’il y avait plus de gens la nuit que le jour. L’objectif des réfugiés était de garder un très grand nombre de personnes dans le parc ! Ils ont d’ailleurs utilisé des méthodes sans scrupule pour faire venir les gens dans le parc. En effet un réfugié nous a dit au téléphone qu’un leader Dinka disait aux gens du parc de rester car un « on viendrait les chercher le lendemain ». Et, même le dernier jour de la manifestation on a vu quelqu’un arriver au parc avec sa télévision et ses bagages. Il y avait des bagages partout dans le parc !
FLH : Un avion les conduira où ? Un pays sans discrimination, le mythe du pays tiers ? Mais quelle responsabilité que de faire venir les manifestants sur la base de ce mensonge !
BHB : Nous avions organisé un séminaire à l’université américaine pendant les événements. Les leaders de la manifestation sont venus et bien sûr la salle était complètement prise d’assaut par les manifestants et après le séminaire dehors, nous leur avons parlé et nous leur avons dit qu’il y aurait du sang sur leurs mains ! Cela ne va pas se terminer de manière pacifique quelque chose de terrible va arriver !
FLH : Vous l’avez dit ?
BHB : Oh oui ! Je l’ai dit et redit encore et encore ! Mais ils se trouvaient dans une situation où il n’était pas facile de se disperser et donc ils devaient négocier avec le HCR et finalement le 27 décembre le comité des quatre sont allés au HCR afin de négocier un agreement. Là l’attitude du HCR a commencé à changer ; désormais c’était leur affaire ! Une délégation est arrivée de Genève, une libanaise remarquable faisait partie de cette délégation, elle a rencontré les ONG, parlait l’arabe, et a évoqué les mensonges qui avaient été dit aux réfugiés concernant la manifestation. Elle leur a dit la vérité sur l’absence de tout d’avion, etc.… Donc le 17 décembre le comité des quatre signa un document avec le HCR. Le HCR a promis que les réfugiés bénéficieraient d’une aide financière afin de récupérer leurs maisons ; que les dossiers déboutés seraient réexaminés ; les porteurs de cartes jaunes seraient entendus dans le parc sur la base d’une liste procurée par le comité des quatre.
Un petit groupe a donc négocié cela .Quand les leaders sont revenus au parc un groupe d’autres leaders n’ont pas accepté l’agreement en évoquant l’absence de toute garantie. La délégation de Genève s’est rendue dans le parc avec les réfugiés et déclara que les média qui étaient présents étaient leur garantie, il y avait la presse et ce serait la garantie. Les réfugiés ne les ont pas crus !
Le HCR a dit que le gouvernement égyptien souhaitait briser le mouvement. Et c’est la raison pourquoi je suis tout à fait désolée que l’Égypte soit rendue coupable de tout cela, alors que c’est le HCR qui leur a demandé. La police n’est pas entraînée en Égypte pour disperser le gens de manière pacifique, comme dans d’autres pays d’ailleurs !
La veille de l’intervention policière Nkruimah du Al-Ahram m’a appelée en me disant qu’ils allaient casser la manifestation. J’ai tout de suite envoyé deux personnes au parc. La police disait aux réfugiés qu’ils étaient là pour les protéger car une manifestation des Frères Musulmans devaient avoir lieu à la mosquée ce qui fait que les réfugiés ont été « tricked » (abusés) pour rester sur la place. Ils ont alors fermé la rue, et ont apporté des tas de véhicules, ils sont venus avec tous ces bus et la police a commencé à négocier avec les réfugiés ; les policiers ont demandé à ce que les femmes et les enfants sortent et bien sûr personne ne savait où ils allaient les conduire. Ils étaient paniqués à l’idée d’être refoulés au Soudan ; ils dirent que non qu’ils allaient les mettre dans des camps… qui en réalité étaient des camps militaires. Les réfugiés ont demandé à voir ces endroits où ils étaient supposés aller afin d’en faire un constat mais la police refusa et les policiers ont mis toute la nuit pour sortir les réfugiés de la place Mustapha Mahmoud jusqu’à quatre heures du matin. Ils ont commencé avec l’eau et le Karcher alors les réfugiés ont couverts les femmes et les enfants de plastique… Et c’est comme cela que beaucoup sont morts étouffés dans la bousculade écrasés sous les sacs en plastique.
Un homme s’est pendu en prison le 29 décembre car dans la bousculade il a fait tomber son bébé par terre qui est mort… L’après manifestation a été terrible car premièrement ils ont été emprisonnés partout dans la ville et dans un second temps les autorités égyptiennes ont relâchées tous les détenteurs des cartes bleues (carte de réfugiés) et des cartes jaunes (asile temporaire). Et le lendemain matin sur la place avec les ordures il y avait des cartes jaunes et bleues partout sur la place Mustapha Mahmoud ainsi que des bagages. Des camions remplis de bagages ont été conduits dans les prisons afin que les réfugiés les identifient. Mais c’était une telle pagaille que cela n’a pas été possible et beaucoup de bagages ont été volés. Tous les gens qui étaient en prison au Caire et dans sa banlieue ont dû marcher des longues distances beaucoup de gens étaient terriblement blessés. On a parlé aussi de cet homme qui s’était pendu dans le parc. Beaucoup de ces gens sont allés se faire soigner à l’Église de Sakkakini et le docteur ici présent pourra vous dire comment cela s’est passé. Amera a commencé à travailler très tôt le lendemain matin car le HCR et Caritas étaient fermés ce jour là. L’un de nos avocats a envoyé les gens se faire soigner à l’hôpital. Les gens étaient dans des états physiques épouvantables mais refusaient d’aller dans les hôpitaux égyptiens pour lesquels ils n’avaient aucune confiance.
FLH : En raison des trafics d’organes ?
BHB : Oui, entre autres. Donc bien entendu les cadavres sont arrivés à la morgue et tu as entendu parler de cet homme qui s’est retrouvé au beau milieu de la morgue ?
FLH : Oui !
BHB : Un médecin égyptien fantastique qui travaille pour le HCR était à la morgue afin d’aider à l’identification des morts. C’était horrible !
FLH : Pourrions-nous retourner à la question de la responsabilité du HCR. Est-ce un amoncellement d’erreurs de la part du HCR, une mauvaise appréciation de la réalité où au contraire un calcul politique ?
BHB : Le HCR n’a jamais dû faire face à une manifestation de cette envergure ! Où que ce soit ! Il y a eu beaucoup de manifestations et toujours de plus en plus, l’une encore récemment au Burundi mais d’habitude cela est neutralisé instantanément par la police donc ils n’ont jamais fait face à une manifestation de ce genre !
FLH : Avec des milliers de personnes !
BHB : Le HCR a d’abord nié que cela n’était pas de son ressort…Quand ils ont commencé à négocier avec les réfugiés ils ont dit de leur donner une liste des réfugiés disparus afin qu’ils effectuent des recherches et ils ont dit que probablement ceux qui avaient disparu avaient été réinstallés. De leur côté ce que demandait les réfugiés était impossible a réaliser ! Comment le HCR pouvait-il réinstaller entre 3000 et 4000 personnes au dépend du reste de la population des réfugiés au Caire ? La question de la réinstallation des réfugiés est une problématique qui a une influence diabolique sur les populations de réfugiés partout dans le monde. Tout réfugié ici veut quitter le pays !
Barbara Harrell-Bond
interrogée par Fabienne Le Houérou
au Caire, le 28 avril 2006.
Barbara Harrell-Bond a fondé et dirigé le Centre d’Études sur les Réfugiés à l’Université d’Oxford. En 2001 elle a mis en place un programme d’assistance juridique au Caire, le programme "Africa and Middle East Refugee Assistance" (AMERA), dont elle est co-responsable. Elle a été élue Professeur Honoraire du Lady Margaret Oxford College en 2004 pour son œuvre sur le domaine des études sur les réfugiés et a été inscrite le 22 juin 2005 sur la liste d’honneur de la Reine Elizabeth comme Officier de l’Odre de l’Empire Britannique "pour sa contribution aux études sur les réfugiés et la migration forcée". Son livre majeur "Imposing Aid", est maintenant accessible en ligne. Elle coordonne les recherches collectives du "FMRS" (Forced Migration and Refugees Studies) à l’Université de Sussex sous l’égide du Centre de Recherche sur la Migration, la Globalisation et la Pauvreté.
Page de Fabienne Le Houérou dans l’annuaire de TERRA : http://terra.rezo.net/article317.html Livre présenté sur TERRA : Fabienne Le Houérou, Migrants forcés éthiopiens et érythréens en Égypte et au Soudan. Passagers d’un monde à l’autre, Paris, l’Harmattan, 2004, 201 pages : http://terra.rezo.net/article482.html
Prochaine rencontre TERRA sur le massacre de la place Mustapha Mahmoud : http://terra.rezo.net/article547.html
Citer cet article : B. Harrell-Bond, "Le drame de la place Mustapha Mahmoud au Caire raconté par Barbara Harrell-Bond", TERRA-Ed., Coll. "Reflets", avril 2006 : http://terra.rezo.net/article553.html