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Anne Larue
Paris, France - Française
Récits
6. Ce qu'il me faut, c'est trouver une sorcière
Dix ans avant l’arrivée d’Ankh et Holinshed aux portes de la maudite cité de Zeikos, une jeune femme de vingt printemps était couchée en chien de fusil sur le sable clair d’une lande plantée d’arbres. Anna était nue, joue contre terre. C’était une jolie brune, fine comme l’ambre, blanche comme l’ivoire, aux longs cheveux emmêlés. Sur son flanc gauche était tatoué à l’encre sépia, verticalement de l’aisselle à la hanche, un cartouche égyptien qui représentait un cheval dans une barque sur l’eau, un cercle surmonté de deux traits parallèles et une étoile croisée d’un couteau.
Couchée sur le sol, elle contemplait en gros plan un minuscule caillou. Il n’y avait que cela à faire. Une petite pierre. Penser à ses veinules, ses fins éclats de nacre, sa gangue terne et grise. Mon royaume pour un caillou. Que faire en terre des morts ? Se perdre des jours entiers dans la contemplation de ce simple caillou ? Mais les pensées d’Anna affluèrent soudain malgré elle, comme les jets de sang d’une artère coupée. « Le plus urgent est de trouver une sorcière ». Elle éclata de rire. Le plus urgent, vraiment ? Le plus urgent aurait été plutôt de se demander où elle était, non ? On l’avait condamnée à mort. Tel était donc, contre toute attente, le Territoire de la Mort : des arbres droits comme des i, qui se dressaient à intervalles réguliers, soignés de la main de la Mort elle-même qui les avait tendrement fait pousser sur cette aire de sable fin.
Anna s’arracha à la contemplation du caillou et se retourna sur le dos. Elle sentit sous ses reins la chaleur douce du sable et vit, entre les branches des arbres, un fragment de ciel ordinairement bleu. Il faisait chaud. On était en juin. « Je suis morte en juin », dit Anna tout haut. La mort a des arbres, du sable et un ciel. Ce sont les éléments de la mort. Bon. Très bien. Admettons. Trouvons une sorcière pour réparer le viol. C’est le plus important. Je veux bien être morte, mais je dois réparer le viol. Je réparerai du même coup trois mois d’amour avec Sergueï, l’homme qui n’était plus là dans la crypte au moment où les Sbires se sont emparés de moi.
Les questions à résoudre sont, récapitulons :
1. Pourquoi Sergueï n’était-il plus dans la crypte ?
2. Qu’est-ce que la mort ?
3. Où trouver une sorcière ?
À la question 2. Qu’est-ce que la mort ? Anna se serait crue bien armée pour répondre : la mort était son métier. Toute vestale reçue au concours avait en effet pour première tâche, avant même de choisir son orientation, de consigner sa vision personnelle de la mort dans le Livre Rouge. « La mort telle que je la vois ressemble à la surface de la Lune », avait écrit à treize ans la petite Anna lauréate, sérieuse et appliquée. « Elle est balayée sans arrêt par des projecteurs de surveillance, qui émettent une violente lumière. Les morts courent en tous sens pour échapper aux projecteurs. Ils saignent, mais leur sang, sous la lumière bleue des phares, paraît presque noir. Il n’y a pas de repos après la vie dans la mort telle que je la vois. La mort est une activité frénétique, selon moi ».
C’était écrit. Cela avait été relu et approuvé par les professeurs avant transcription définitive. Anna avait suivi pendant toute sa Probatoire le séminaire « Écriture personnelle de la Mort » qui préparait aux épreuves du concours. Bref, tout cela aurait dû être suivi d’effet. Pourtant, la réalité de la mort d’Anna était différente de ces prédictions formelles : c’était une mort d’arbres et de sable, une mort de clarté et de chaleur, une mort sans projecteur, une mort en juin. Anna soupira au souvenir de ces longues heures d’études passées à lire toutes les vieilles histoires de la mort, puis à s’entraîner avec le cahier d’exercices.
Alors tout ça, ce n’était que des histoires. Ces milliers d’histoires différentes, consignées dans le Livre Rouge, cette idée suivant laquelle chaque vestale était responsable de sa mort personnelle, contribution à l’histoire culturelle de toutes les morts du monde et, partant, de l’histoire même de l’humanité, tout cela n’était donc que mensonges. L’une voyait une étendue d’eau grise, l’autre un glacier éblouissant, la troisième un panier pour chats, confortable et douillet : balivernes. Et même les libre-penseuses, franches-tireuses et audacieuses, qui écrivaient que la mort ne ressemble à rien avaient travaillé en vain. « Je ne sais pas d’où on tient la certitude que la mort existe. C’est probablement là une très commune erreur de jugement », avait écrit une tête brûlée, qu’on avait punie de vingt coups de fouet pour sa peine.
Anna roula doucement dans le sable. Sa mort n’avait rien apporté au monde, elle avait failli à sa mission de vestale. La couverture du Livre Rouge était aussi moisie que son contenu. Toute cette pourriture des vieilles archives pouvait à présent tomber en cendres, comme si tout cela n’avait jamais existé. La plus douce, la plus fidèle, la plus prometteuse des vestales du Calix Esclarmonde avait échoué dans toutes ses tâches, rompu tous ses serments. C’était à présent un peu trop tard, sur cette lande tiède, sous ces arbres fins, pour sentir le pourpre de la honte envahir son front et ses joues. Un peu tard aussi pour se demander pourquoi Sergueï n’était plus dans la crypte.
Sergueï…
Question n° 1.
La souffrance de la séparation la courba soudain en deux, comme si elle avait reçu un coup de poing dans le ventre. Elle se revit, misérable et industrieuse vestale, de service pour frotter le sol du grand hall du Vestaliat ce matin-là – matin béni entre tous. Elle avait glissé, la maladroite, avec son baquet plein d’eau sale, et s’était étalée aux pieds de ce seigneur en visite, de ce jeune Chevalier de l’Ordre Aurathique. C’était lui qui avait fermement retenu la main du Sbire qui voulait frapper l’impudente. C’était lui qui, en souriant – lui, un Chevalier de l’Ordre ! – qui avait tendu sa propre main pour la relever, elle, la plus misérable des misérables, une simple vestale au service du Calix Esclarmonde, vêtue de sales nippes et les cheveux pendants.
« Maintenant, il faut que j’arrête de pleurer, pensa Anna. Je ne pouvais pas continuer à vivre, après tout le mal que j’avais fait. Dont acte. J’ai détruit le Calix Esclarmonde. Je l’ai payé de ma vie. J’ai eu la chance d’avoir un vrai procès. Merci Aleister. Ils m’ont électrocutée sur la table d’albâtre au lieu de me passer direct à l’ébouillanté. Merci Aleister. J’ai été violée. C’est donc cela aussi, le sort des prisonnières de haut vol. Tant pis. De toute façon, j’ai l’habitude. Mais maintenant, je ne sais pas où trouver une sorcière. Je ne sais pas quoi faire dans toute cette mort à laquelle je ne comprends rien ».
Question n° 3. Trouver une sorcière.
Malgré la chaleur, Anna tremblait de tous ses membres. Elle avait envie de pleurer, de hurler à la lune comme une louve, d’éclater d’un rire nerveux. Elle fit les trois à la fois, et se sentit un petit peu mieux.