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Anne Larue
Paris, France - Française
Récits
7. Petite Cendrillon
Que les heures avaient été douces au bord de l’Ilisseau, avec lui ! Heures volées à son service, heures pour lesquelles lui-même avait menti – déclarant à la Mère qu’il avait besoin d’une vestale pour faire son ménage, trois heures par jour. Et de jour en jour, ils avaient été l’un et l’autre envoûtés par le Calix.
– J’aimerais tant le voir, répétait inlassablement Sergueï.
– Impossible, c’est un Mystère, répondait invariablement Anna.
Elle lui décrivait, le mieux qu’elle le pouvait, la grande coupe qui s’évasait à peine, transparente, sur son pied étrangement renflé, soufflé de bulles et de petites coupelles annexes, le tout pur comme de l’eau de roche et reposant sur un cousin de soie blanche, orné de glands en fils d’or pur. Les yeux de Sergueï mouraient d’envie de voir le Mystère en face. Parfois, il s’emportait. Comment se faisait-il qu’un homme d’un rang aussi élevé que le sien n’ait pas le droit de voir la Coupe, alors que la plus humble des vestales en avait le privilège ? N’était-ce pas là une totale injustice ? Anna répondait que le service du Calix n’était pas une partie de plaisir : la pauvre vestale préposée au Nettoyage devait astiquer le complexe objet jusqu’à la transparence totale, dans les moindres coins et recoins. Elle était mise aux fers si le travail laissait à désirer, ce qui était le cas le plus souvent. Bref, servir le Calix, c’était risquer la mort deux nuits et deux jours dans une cellule glaciale, en simple chemise, enchaînée par le cou et les poignets au mur, avec une boule de fer à chaque pied, à subir les regards avides des Sbires à travers la grille – heureusement, seule la Mère avait les clés, même si on racontait, évidemment, de pendables histoires de vestales déshonorées faute d’une attention suffisante au très convoité trousseau, mais c’était dans l’ancien temps. Sergueï se moquait bien de ces histoires. Il insistait, et Anna, qui respectait éperdument les hommes d’un rang très élevé, finissait par se sentir ébranlée par ses arguments. Il fallait donc qu’il contemple, au moins une fois dans sa vie, le Mystère des Mystères. Le voir ! Rien qu’une toute petite fois !
Anna avait beau en savoir long sur la curiosité masculine, elle savait que Sergueï n’était pas un homme comme les autres : il était Chevalier de l’Ordre. Son sourire ensorcelant, la douceur de ses mains, le magnétisme qui émanait de toute sa personne lui avaient perdu le cœur : elle aurait fait n’importe quoi pour lui. De fait, elle avait fait n’importe quoi. Elles n’étaient pas vaines, en conséquence, ses promesses éperdues d’aimer Sergueï jusqu’à ce que la mort les sépare. La mort les avait effectivement séparés. Qu’allait-il devenir à présent qu’elle était morte ?
Anna pleurait de toute son âme, bien inutilement, au milieu de la pinède. Elle ne vit donc pas qu’un serpent se tenait à dix centimètres de sa tempe. Elle prit conscience du danger avant même d’apercevoir la tête triangulaire, les yeux noirs fixes et liquides, sans paupières, de la bête qui la contemplait intensément, tandis que sa langue bifide frétillait furieusement. Très lentement, la jeune fille se releva, sans quitter le serpent des yeux. Une vipère. Une très ordinaire vipère, aussi vivante qu’on peut l’être. L’animal fixa encore la jeune fille quelques instants, puis se coula dans le sable et disparut.
« Bien. Il y a des vipères par ici, alors autant se protéger les pieds. Ce serait du moins, dans l’autre monde, une action logique. Autant agir, faute de mieux, selon la logique ordinaire ! ». Revigorée par sa rencontre avec la vipère, Anna arracha des feuilles aux branches les plus basses des arbres et se confectionna des guêtres vertes en les enroulant autour de ses chevilles. Elle préleva de longues lianes fines sur un autre arbre, et ficela le tout. Comme toutes les vestales, elle avait les plantes de pied naturellement protégées par une épaisse couche de corne naturelle. La couleur verte éloigne les vipères, tout le monde sait cela.
Ainsi équipée, elle partit d’un bon pas, cheminant entre les arbres. Elle se dit que le bourreau n’avait pas percé grand mystère en elle – il avait trouvé là un couloir bien coulissant. Elle ricana. Personne n’en saurait rien. Violer les condamnées n’était qu’une tolérance, une sorte d’avantage social implicite, étroitement lié à la fonction de bourreau pour grandes dames ; on évitait d’en parler tout haut. Cet homme se tairait. Anna effaça d’un geste furieux les larmes qui lui montaient de nouveau aux yeux, laissant sur son visage de vilaines traînées de terre. Puis elle lâcha un chapelet de jurons contre tous les hommes de sa vie, et tous, à l’exception d’Aleister, elle les voua aux gémonies. C’était fort injuste, Aleister étant justement celui à qui elle devait, en fin de compte, sa condamnation à mort.