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Fabienne Le Houérou
Eguilles, France - Française

Essais
Le beau est-il universel ?

Les philosophes, de l’antiquité à nos jours, ont continûment exprimé leurs réserves sur une théorie du beau (esthétique) qui serait claire et solide. Platon, tout en associant le beau au bien, sépare la logique (Noêta) de la sensation (Aistesis). Cette opposition apparemment simple traversera les siècles.
La dissociation entre logique et émotions sera également au cœur des interrogations des philosophes allemands du 18e siècle et Alexander Gottlieb Baumgarten invente le néologisme « esthétique » qui désigne une théorie du beau.


La pensée philosophique et l’esthétique

Le terme esthétique vient du grec aisthesis et signifie sensation. Alexander Gottlieb Baumgarten (1) publie Aestica et s’affranchit de l’idée platonico-kantienne faisant du beau un symbole du bien (Kant, critique de la faculté de juger).

Alexander Gottlieb Baumgarten, partant de la distinction platonicienne et aristotélicienne— — entre les aisthêta (choses sensibles ou faits de sensibilité) et les noêta (choses intelligibles ou faits d'intelligibilité), dans ses Meditationes philosophicae de nonnulis ad poema pertinentibus. « Les noêta […] sont l'objet de la Logique — déclare-t-il — les aisthêta sont l'objet de l' epistemê aisthêtikê, ou encore de l'Esthétique » (CXVI).Pour Baumgarten la vocation de la philosophie est d’établir une logique du sensible. Théoriser la confusion inhérente à l’aisthêta.
L'art, comme la science ou la philosophie est une connaissance, d’une autre espèce. L'esthétique est une science indirecte (nécessairement) de la connaissance du sensible. Baumgarten met au jour la dimension cognitive de l'esthétique en jouant sur l'amphibologie du sens.
Il latinise l'adjectif aisthêtikos en aesthetica, mais pense sentio, percevoir par les sens et (ou) percevoir par l'intelligence, ce qui est une manière de nous rappeler, après Aristote, qu'il n'est pas d' aisthêta sans noêta et que l'un et l'autre sont difficilement dissociables, comme le rappelle Kant en se référant à l'adage antique : aisthêta kai noêta. Mais cela même, Baumgarten le formule, à sa manière, en latin : l'esthétique est ars analogi rationis.(Marc Jimenez, 2003)

Une équivoque apparente redoutable affecte le terme esthétique, lequel se révèle, y compris chez ceux qui l'utilisent et ainsi ratifient son usage, comme une source de difficultés et de confusion. Si, dans les langues européennes, le traducteur surmonte son désarroi devant un vocable aux racines incertaines en se fiant soit à l'indo-européen (aiein : percevoir), soit au grec (aisthanomai : sentir), dont — selon Baumgarten —le latin sentio fournit un équivalent acceptable, il en va différemment pour les penseurs et les philosophes pressés d'explorer le champ illimité, car finalement mal circonscrit, de l'esthétique (2).


Le beau est-il universel ?

A) Pour Kant, le beau est universel, le jugement esthétique a la prétention de posséder une valeur pour tous (La critique de la Faculter de Juger).

Désintéressé, le jugement esthétique est purement contemplatif, ne porte que sur l'aspect de l'objet, indépendamment de tout intérêt qui pourrait lui être lié : "le jugement de goût est seulement contemplatif.

Puisque la satisfaction est désintéressée, le jugement esthétique fait l'objet d'une prétention à l'universalité.
Ce principe est énoncé dans le chapitre VI de la Critique de la Faculté de Juger (3); mais citons directement Kant « Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d'une satisfaction universelle. (...) Car qui a conscience que la satisfaction produite par un objet est exempte d'intérêt, ne peut faire autrement qu'estimer que cet objet doit contenir un principe de satisfaction pour tous.
En effet, puisque la satisfaction ne se fonde pas sur quelque inclination du sujet (ou quelque autre intérêt réfléchi), mais qu'au contraire celui qui juge se sent entièrement libre par rapport à la satisfaction qu'il prend à l'objet, il ne peut dégager comme principe de la satisfaction aucune condition d'ordre personnel, dont il serait seul à dépendre comme sujet. Il doit donc considérer que la satisfaction est fondée sur quelque chose qu'il peut aussi supposer en tout autre. Et par conséquent, il doit croire qu'il a raison d'attribuer à chacun une satisfaction semblable. Il parlera donc du beau, comme si la beauté était une structure de l'objet et comme si le jugement était logique (et constituait une connaissance de celui-ci par des concepts de l'objet), alors que le jugement n'est qu'esthétique et ne contient qu'un rapport de la représentation de l'objet au sujet ; c'est que le jugement esthétique ressemble toutefois en ceci au jugement logique qu'on peut le supposer valable pour chacun. (...) Il s'ensuit que la prétention de posséder une valeur pour tous doit être liée au jugement de goût et à la conscience d'être dégagé de tout intérêt, sans que cette prétention dépende d'une universalité fondée objectivement ; en d'autres termes, la prétention à une universalité subjective doit être liée au jugement de goût.


S’affranchir de l’universalisme des philosophes et contextualiser (localiser ?) le beau

-Vers l’abandon d’une prétention théorique ;

- Une approche purement philosophique de l’esthétique est trop limitée pour comprendre les vertus heuristiques du beau. Par l’étude des espaces culturels exotiques, l’anthropologie démontre que le jugement de goût est lié à l’expérience de la société. Il est banal de penser aujourd’hui qu’il y a autant de peuples que de façons de juger le beau, des kyrielles de façons de voir.

- L’orientalisme s’est cependant construit autour d’une théorie universaliste et kantienne. Kant, à son époque, n’imaginait pas d’autres mondes que les espaces européens. L’universalisme et l’arrogance européocentriste a pourtant caractérisé le regard colonial sur les suds.
Qui du regard ou du discours a façonné l’orientalisme ? Peut-on sérieusement distinguer le discours du regard ?

Les peintres orientalistes sont à l’origine de la visualisation de l’Orient avant l’ère de la photographie et du Cinéma et ils emboîtaient le pas aux armées coloniales. Cette peinture « accompagne » à sa manière l’aventure coloniale et contribue, à coups de pinceaux, à fabriquer un orient mythique. Si les œuvres d’Ingres (Le bain Turc 1862, Harem, Grande Odalisque) d’un Delacroix ou d’un Renoir s’imposent- grâce à une harmonie qui transcende les conventions- cela n’est plus le cas pour d’autres peintres. Cet exotisme de convention devient presque « indécent » chez Jean Léon Gérome (« Femmes nues et Narghilé) ou chez Emile Lecomte-Vernet lorsqu’il peint des brunes ténébreuses (Femme Amazigh 1870) ou (Femme fellah avec son enfant 1864). Ce courant orientaliste a exacerbé une représentation qui associe des nus lascifs avec des couleurs flamboyantes et que j’appellerai la construction d’un regard « loukoum » (rond et sucré) sur les suds. Force nous est d’observer que cette culture orientaliste à paillettes a été transmise au cinéma (de documentaire et de fiction) par une mise en peinture figeant une représentation. Ces tableaux peuvent être interprétés comme les ancêtres de la carte postale, caricature du beau venu d’ailleurs. Ces représentations transmettent une image « tape à l’œil» de l’orient en caricaturant une forme de sensualité dite « orientale qui nous parle beaucoup plus des projections imaginaires et des frustrations des peintres de l’époque que des sujets eux-mêmes. Inventorions les documentaires et les fictions qui passent à la télévision pour repérer ces icônes de l’orientalisme du XIX éme. La folklorisation en œuvre (aujourd’hui) dans les documentaires sur les suds met en scène une esthétique façonnée par l’imaginaire des harems et des bains maures. Une esthétique pittoresque (de pittore-peintre) que les cinéastes du sud reprennent parfois, (rappelons-nous d’Halfaouine) pour des exigences commerciales. Les images peuvent être inventoriées à souhait sur le Monde Arabe comme pour l’Afrique ou l’Asie. Ces ailleurs sont forcément exotiques. Pour le Maghreb et le Moyen Orient retenons les thématiques suivantes : la danse du ventre, le service à thé, le tapis volant, les coussins aux couleurs voyantes.

Des univers d’images oscillant entre Shéhérazade et Ali Baba. Le dernier reportage sur Arte en septembre 2007 sur « Les femmes du prophète » est assez parlant : on y voyait autant de coussins que de verres à thé. Des représentations largement formatées par les normes de Disney World.

La quintessence de cette esthétique loukoum traverse également le marché exotique des « souks arabes » aux objets criards, tel celui d’Istanbul, avec ses bibelots made in China, vendus aux touristes. La mondialisation de la consommation dite « ethnique » détermine une forme de goût que l’on retrouve dans les reportages sur les suds.

Un documentaire oriental qui ne montrerait pas quelques clichés serait également mal reçu par les grandes chaines de télévision qui diffusent des images consensuelles d’exotisme. Aussi la télévision participe d’une forme d’appauvrissement du regard sur les suds, même une chaîne comme Arte se réfère à un univers d’emprunts exotiques stéréotypés. Ce qui est observable sur le monde arabe l’est également ailleurs en Afrique : les colons, puis les anthropologues ont longuement insisté sur la nudité de l’africain. L’africain est toujours un premier homme déshabillé et nous rappelle que les « zoos humains » (Gilles Boëtsh, 2000, séance FMAM du 8 mars 2007) (4) ne sont pas tout à fait liquidés et qu’une certaine idée de l’Autre persiste et perdure à travers les manifestations artistiques. Les visions postmodernistes se veulent plus respectueuses des cultures venues d’ailleurs sans cependant parvenir au respect théoriquement déclaré, tant le regard derrière une caméra est une construction qui s’enracine dans l’histoire.

Interroger l’Autre et le beau.

Dans cet effort de respect il me semble plus intéressant d’interroger les univers de nos voisins sur ce qu’ils considèrent comme « beau. » Cette interrogation est une préoccupation (ou une hypothèse de travail) constante dans le dernier film tourné en 2005 : « Hôtel du Nil : Voix du Darfour ».Nous citerons deux exemples tirés des scènes du documentaire (5).

- Le henné est « beau » nous disent les femmes four (du Dar-For, maison des Four, au Soudan) dans le documentaire. L’activité de dessiner des tatouages au henné est considérée comme belle et l’invention de nouveaux modèles est jugée telle une activité « belle ».
Dans une scène du film (Voix du Darfour) trois femmes sont réunies et comparent les modèles qui figurent sur leurs livres de dessins. Soraya dessine avec une application et une attention à la tâche qui suscite l’admiration de ses deux amies. La scène est entrecoupée par des expressions de stupéfaction « c’est beau ! » (hellwa) qui ponctuent la démonstration de Soraya. Khadija demande à son amie de dessiner un nouveau modèle pour son book. La notion de beau a été utilisée une dizaine de fois en une heure de rush.

- Wadi Halfa (Bourgade situé sur le Nil à la frontière soudanaise) est qualifiée de « pas belle » par Aïsha, l’une des intervenantes. Cette ville, entre le Soudan et l’Egypte (en Nubie), incarne la fuite et la guerre, le moment où elle a dû quitter son pays pour fuir l’ethnocide au Darfour. Wadi Halfa est, pour Aïsha, la quintessence du laid, alors que de mon côté je trouvais le Nil et ses abords (avec les bateaux échoués) d’une grande beauté en raison des pastels et des reflets sur l’eau qui rappelaient les univers bleutés des impressionnistes.

J’ai questionné d’autres réfugiés sur la notion de beau et ils ont également exprimé que le voyage, sur le navire, était beau. Voguer sur le Nil, voyager sur ce fleuve, correspondait à une expérience symbolique. Notamment pour l’un des réfugiés qui n’avait jamais vu le Nil, l’espace sur la navette fluviale, est un marqueur de temps qui incarne la libération et la liberté. Pour d’autres, il s’agit d’un moment de souffrance et nous avons observé que le sentiment du beau était directement relié à l’expérience personnelle et peu au goût ou a l’idée de nature.

Le beau incarnait - comme le définissait les philosophes de l’antiquité- le bien alors que le laid se rattachait à une mauvaise expérience personnelle. Le « pas joli » , tel que l’exprime Aïsha, relève du ressenti, ce que rend la terminologie latine « sentio », plus proche du français. Les philosophes n’ont jamais remis en cause la capacité du sentio à participer à l’accroissement de nos connaissances. La biennale de Venise en faisait son adage en 2007 avec une invitation qui se résumait « Senti con l’intelligenza, pensi con la sensibilità » ( « Ressentons avec notre intelligence et pensons avec notre sensibilité ! » tant il n’est pas d’aisthêtica (émotions) sans Noêta (logique) et que l’un et l’autre sont difficilement dissociables.

Aussi il y aurait autant de sentiments du beau que d’individus ce qui rend bien sûr le jugement esthétique peu universel. Le regard de ce celui qui filme est forcément un regard subjectif, culturellement construit, qui ne correspond jamais à une réalité partagée. L’objet (ou le sujet) regardé est toujours interprété par celui qui filme et qui en filmant exporte sa propre expérience. Aussi une tentative d’érudition ne peut que se proposer comme un projet de résistance face à la demande « d’exotisation » des grands médias surtout lorsqu’il est question des suds (dans les documentaires) et de manière encore plus caricaturale dans les fictions. De telles œuvres ne peuvent prétendre à la connaissance de l’Autre car elles ne véhiculent souvent que la vision limitée de l’étranger qui filme. Un étranger qui ne connait souvent ni la langue, ni les silences, de la culture de l’Autre et exporte un arsenal de cadrages venant d’ailleurs.

Les films que nous avons retenus pour ces rencontres aixoises sont, en quelque sorte, des regards qui tentent de reconstituer l’univers de l’être filmé et exige une communication réelle (dans la durée et dans la qualité) de celui qui filme avec les êtres filmés. Il est question de « regards de l’intérieur » et, c’est de cette proximité dont il est question aujourd’hui, dans l’idée de rapprocher un effort d’érudition favorisant l’accumulation des connaissances par une pratique du sentio.

Fabienne Le Houérou
(lehouerou@mmsh.univ-aix.fr)

- Bibliographie

Baumgarten Alexander Gottlieb, Esthétique, éd.et trad. J. -Y Pranchère, Paris, L’Herne, 1988.
Kant Emmanuel, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques, éd. F.Alquié (di.) trad. fr.A. J-L.Delamarre et F ; Marty, éd.J Barni revue, Paris, Gallimard, « La Pléiade »,Vol.1, 1980.
Kant Emmanuel, Critique de la faculter de juger, trad.A. Renaut, Paris, Flammarion, 2000.

- Notes de bas de page :

1 Alexander Gottlieb Baumgartern est né à Berlin en 1714 décédé en 1762. Philosophe allemand, disciple de Leibniz. Il enseigna la philosophie et les belles-lettres ; mais s'occupa surtout des beaux-arts. Auteur d' Æsthetica, terme qu'il invente en élaborant la science de la connaissance sensible : une discipline philosophique à part entière.

2 Cf se référer à l’article de Marc Jimenez, in extenso , Le seuil/Dictionnaires le Robert, 2003 « esthétique ».

3 Critique de la faculté de juger ou Critique du jugement [1] (allemand : Kritik der Urteilskraft) est un ouvrage, publié en 1790.

4 Voir la séance de séminaire FMAM du 8 mars 2007 « Filmer l’Autre : les zoos humains ».

5 En téléchargement libre sur internet « Hôtel du Nil : Voix du Darfour », Google video.

- Pour citer cet article :

"Façons de voir". Imageson.org, 27 septembre 2007 [En ligne]
http://www.imageson.org/document973.html

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